Dire « Compostelle » n’est pas anodin!

Dire « Compostelle » n’est pas anodin!

2023-01-27 5 Par Éric Laliberté

Dernièrement, la cathédrale de Santiago faisait état de ses statistiques pour 2022 : 438 000 marcheurs ont réclamé leur compostela. C’est presque 100 000 de plus qu’en 2019, juste avant la pandémie!

Quoique cette donnée puisse sembler faramineuse, elle sous-évalue la fréquentation des chemins puisque bon nombre ne réclament pas le certificat. Si l’on tient compte de l’ensemble du réseau, dans toutes ses ramifications, les données dépassent aisément les 4 ou 5 millions. Cela dit, si ces marcheurs ne sont pas tous arrivés à Santiago, sont-ils compostellans pour autant? Après avoir marché 3, 4 ou même 5 semaines, sans arriver à Santiago, êtes-vous compostellans? Beaucoup vous diront : « J’ai fait Compostelle! », sans hésitation. Alors, qu’est-ce qui « fait Compostelle »?

Est-ce qu’il suffit d’arriver à Compostelle pour se dire compostellan? Plusieurs regardent de haut les départs de Sarria qui n’ont pas la même valeur à leurs yeux. Est-ce que les pèlerins qui débarquent en autocars sont moins pèlerins que les marcheurs? Qu’est-ce qui les distingue? Le débat est des plus intéressants et n’est pas anodin car, qu’est-ce que « faire Compostelle »? Que disent les pèlerins lorsqu’ils disent « faire Compostelle »?

Alors qu’on « va » à Lourdes ou Fatima, Compostelle se fait. Tout l’enjeu tourne autour de ce « faire ». Et c’est très certainement ce qui distingue les marcheurs, des pèlerins en autocars. Ces derniers ne disent pas qu’ils ont « fait Compostelle », mais qu’ils y sont « allés ». Nuance considérable et combien plus engageante quand il s’agit de « faire »!

Donc, Compostelle se fait. Mais que « font » ces pèlerins? Qu’est-ce qu’ils ont fait exactement? Un truc religieux? Une randonnée? Du tourisme? Est-ce qu’ils l’ont « fabriqué », en le faisant?

Quand on se lance dans l’observation de ce « faire », les questions ne cessent de s’enchaîner. Dire que nous avons fait Compostelle est questionnant de signification, car personne n’a fait la même chose. Ne serait-ce qu’en rapport au lieu de Compostelle! Si certains ont marché de Bordeaux à Santiago, d’autres ont marché du Puy-en-Velay à St-Jean-Pied-de-Port, en Allemagne, en Tchécoslovaquie, même au Brésil. Compostelle est un immense réseau de routes. Il est possible de marcher pendant des semaines, voire des mois, sans ne jamais arriver à Compostelle. Peu importe leur intention ou leur motivation, tous vous diront avoir « fait Compostelle »!

En prenant conscience de cette manière de dire, Compostelle ne s’exprime plus comme lieu, mais comme espace et mouvement. En se faisant, il dit bien plus qu’un emplacement physique et laisse entendre une certaine expérience du chemin. L’emploi du verbe « faire » engage, demande un investissement de la personne, qu’aller n’implique pas. Avec « aller », l’intention est d’être sur place, d’y arriver. Alors que « faire » manifeste autre chose, une transformation. Il y a un avant et un après. Quand je fais, je m’investis dans une fabrication, quelque chose se crée par le faire. Ce que je rassemble dans cette fabrication est transformé et me transforme. Comme on fait une toile, une danse, une œuvre; mais aussi comme on fait le gazon, le ménage, la cuisine. On peut aussi « faire » du progrès, « faire » une rechute, « faire » du trouble.  

Faire manifeste un déplacement qui dépasse l’acte physique perceptible.  Faire une toile est bien plus qu’appliquer des couleurs sur un bout de tissu. Peindre cherche à dire, exprime une perception. Faire le ménage est plus que passer l’aspirateur. Il est question de propreté, d’environnement sain. Cuisiner évoque saveurs et rassemblements, plaisirs d’être ensemble. Tous ces « faire » dépassent l’exécution et disent au-delà de ce qui est observable empiriquement. Celui qui « fait » porte en lui, bien plus. Faire est un langage, faire est une manière de dire, faire est parlant!

Or, « faire Compostelle » dépasse la simple effectuation d’un chemin. S’il n’est pas dit : « j’ai fait une randonnée » ou « j’ai fait un voyage , c’est que les mots « faire Compostelle » manifestent plus pour résumer l’expérience vécue. Ils disent plus que les mots « randonnée » ou « voyage » ne peuvent dire. Pour certains, il s’agit d’une manière de vivre, de rencontrer des gens, de se retrouver, de communier à la vie. Pour d’autres, c’est l’occasion de faire le vide, de prendre du recul, de discerner dans un moment charnière.

« Faire Compostelle » manifeste un esprit pèlerin par la manière de faire qu’il met en jeu. Fait de courants multiples, d’expériences qui se croisent, ce « faire » situe notre humanité comme frontière. Si Compostelle est la traversée d’un territoire, l’expérience nous traverse tout autant. Compostelle est une manière de passer, de relier; une manière d’être en relation sur laquelle s’élabore de la signification. Compostelle fait du sens par les nombreuses manières de traverser et de relier nos vies qu’il engendre.

Et vous? Que dites-vous quand vous dites « faire Compostelle » ou « faire un Compostelle »? Qu’est-ce que cela signifie?

Éric Laliberté