Humaines frontières

Humaines frontières

2022-04-29 2 Par Éric Laliberté

Toujours entre la gauche et la droite, entre devant et derrière, entre haut et bas, entre hier et demain, jamais dans l’un ni dans l’autre, toujours au centre, l’humain tient dans un entre-deux fait d’oppositions, de contradictions et de tiraillements. Il est lui-même frontière. Or, si les frontières se traversent, être frontière : c’est être traversé!

L’humain est frontière. Je suis frontière! Et dès l’instant où je me crois « au-dessus de mes affaires », à « côté de la track » ou en « avance sur mon temps », survient un événement pour me rappeler que je suis là où je suis, toujours en tension, en mouvement dans un présent qui ne s’installe jamais. Mon humanité n’est pas uniquement celle qui traverse la vie, mais elle est aussi celle qui est traversée par la vie. Comme ce clou qui traverse la chair…  Aussi, traversé signifie bien plus que de se laisser toucher ou être touché. Rien de superficiel dans ce « passage ». Au contraire! La traversée dont il est question agit en profondeur.

Prendre part au monde vivant, me place en frontière de toutes expériences. En moi se joue l’expérience d’être à la vie. Tout se croise à l’intérieur de mon être. En moi se joue la neige et la canicule, la joie et la tristesse, l’angoisse et l’enthousiasme. C’est en moi que s’interprète ce que mes yeux ont vu, ce que mes oreilles ont entendu, ce que mon nez et ma peau ont perçu, ce que ma bouche a goûté. Tout ce qui se trame hors de moi, je ne le connais pas, car je ne le perçois pas. Et si je suis sensible à ce que l’autre vit, c’est que je l’éprouve « dans ma chair » par une mise en relation. Encore une fois, l’expérience me traverse.

L’expérience est relationnelle. Elle met en relation et permet de saisir ce que l’autre vit et d’y compatir. Voir la tristesse de l’autre m’affecte. Le rire, tout comme la colère de l’autre, laisse des traces en moi. La réalité humaine est ainsi faite : nous sommes continuellement traversés! L’expérience vivante agit en nos corps en laissant une multitude de traces de son passage : le vieillissement, la peur, la joie, les blessures physiques ou psychiques.

Tout notre corps est le filtre de ces expériences et s’en fait l’interprète. Il s’en raconte l’histoire et parfois même… se raconte des histoires!

Cette frontière, faite de chair et de sang, n’est ainsi pas parfaite. Si elle est lieu de lectures privilégiées, elle aussi le lieu de lectures trompeuses. Mon expérience n’est pas celle de l’autre. Qui peut savoir le « véritable » goût de la tarte aux pommes? Toute prétention à la vérité est impossible et ne dépend que d’une diversité de points de vue qui, à force d’en parler, finit par dire quelque chose qui ressemble à l’expérience de cette saveur.

L’exercice pèlerin permet de renouer avec l’acuité de cette expérience sensible, de s’y faire attentif, ensemble, le temps d’une marche. Par nos échanges, entre pèlerins et pèlerines, la vie parle. Observez comment l’expérience vous traverse, comment elle se manifeste, comment elle vous met en relation, comment elle parle en vous et à travers eux. Combien elle invite à nommer ce qui se trame au passage. Combien elle évoque et réveille des souvenirs enfouis. De cette attention vous apprendrez beaucoup sur vous-même et tout un art de vivre se dessinera au fil de vos pas.

Rien ne se joue hors de nous. Mais rien n’est acquis! Tout se joue le temps d’un passage, le temps d’une traversée : la traversée de nos chairs sensibles et parlantes, usées par l’expérience.

Éric Laliberté