Heureux le temps d’un chemin

Heureux le temps d’un chemin

2021-11-26 0 Par Éric Laliberté

L’expérience du pèlerinage compostellan procure un sentiment de joie et de bien-être dont plusieurs récits rendent compte. Aussi, malgré les difficultés, marcheurs et marcheuses se laissent-ils prendre par un quelque chose qui les dépasse et fonde l’expérience pèlerine. Quelque chose qui se met en place sous l’action de la marche, provoqué par le mouvement et le temps, comme si l’humain trouvait sa raison d’être dans ce déplacement; le sentiment d’être en marche vers quelque chose qui l’habite profondément.

Comme le disait cet homme dans la bande-annonce du film de Richard Gravel, 4,1 km heure sur les chemins de Compostelle : «  Lorsque je vais sur le chemin de Compostelle, je suis heureux! Demandez-moi pas pourquoi, je suis heureux! ». Derrière cette simple phrase, qui fait sans doute hocher de la tête les expérimentés du chemin – car ce sentiment est bien réel, se cache pourtant le drame de Compostelle. En effet, cette manière de dire laisse entendre combien, pour certaine personne, l’état de joie et de bien-être expérimenté en route n’est accessible que sur le chemin. Comme qui dirait : « Hors du chemin, point de salut! ».

L’expérience pèlerine se révèle être un temps particulier que bien des recherches ont mis en évidence. Sa rupture avec les obligations du quotidien, un rapport au temps différent, des liens sociaux plus nourrissants, font partie des éléments faisant de Compostelle un moment savoureux. Car, comme le dit l’homme de la bande-annonce : « Lorsque je vais sur le chemin de Compostelle, je suis heureux! ». La joie du chemin est incontestable et ce qui rend heureux, c’est de vivre à la manière compostellane. Mais, Compostelle n’est pas partout et l’individu qui expérimente cet art de vivre, en route, s’en trouve déposséder à son retour. C’est souvent ce qui provoque le blues du pèlerin, ou ce que nous appelons le postpartum pèlerin. Car comme pour un accouchement, il y a du neuf qui est né de cette expérience et ne pas l’intégrer dans sa vie, le laisser sur le chemin, en revient à rentrer à la maison en laissant le bébé à l’hôpital.

Dans la réponse de cet homme se trouve pourtant l’ingrédient qui pourrait tout changer et auquel il semble se refuser : « Demandez-moi pas pourquoi ». Or, si plusieurs acceptent de raconter leur expérience, comme on raconte une chronique de voyage, bien peu se lancent dans le récit qui fait état du vécu, des sentiments éprouvés, de ce que ça a « brassé » en eux. L’expérience compostellane passe pourtant par cette résolution – cette guérison – qui s’opère par l’impératif de dire et de nommer ce qui a eu si bon goût. Fermer la porte sur toutes demandes qui invitent à nommer ce qui rend heureux, lors d’une telle expérience, en revient à refuser de voir ce qui rend malheureux hors du chemin. En refusant de répondre, de simplement faire l’effort de formuler une réponse, se cache le drame du quotidien d’une vie qui pointe vers ce que je refuse d’entendre et auquel j’échappe le temps d’un chemin.

Et si j’acceptais de le voir en face? Si j’acceptais la vérité de ma vie? Si j’acceptais de dépasser la souffrance de cet instant de vulnérabilité pour entrer dans la joie durable de cette vérité : celle qui vibre à travers tout mon être lorsque je suis libéré des contraintes et des conventions auxquelles je m’accroche dans mon quotidien. Si je parvenais à nommer et reconnaitre ce qui me rend heureux le temps d’un chemin, je cesserais de me raconter des histoires à propos de mon quotidien et la vie serait tellement plus facile. Dans cette reconnaissance, les illusions tombent et le sanctuaire de toute une vie s’illumine pour orienter le chemin quotidien.

Éric Laliberté