Tout commence par un désir

Tout commence par un désir

2021-02-26 4 Par Éric Laliberté

On perd son âme dès lors que l’on ne peut pas faire le récit de ce qui a pu nous arriver.

Rabbin Chaïm Potok

Tout commence par un désir, celui de se raconter. Un désir apparemment très fréquent chez les pèlerins, si l’on en croit les chiffres rapportés par Christophe Alcantara. Alacantara est chercheur à l’Université de Bordeaux et il a recensé plus de 690 000 blogues – en France seulement – à propos de Compostelle[1]. Livres, conférences, soirées jacquaires sont parmi les nombreuses tribunes offertes aux pèlerins en mal de se raconter. Inévitablement, quelque chose se joue à travers tous ces récits!

Le récit apparait comme une nécessité permettant de matérialiser l’expérience pèlerine. À travers ces récits, les marcheurs donnent une consistance à un vécu qui, ils le sentent bien, dépasse le seul mouvement du corps. Sans eux, quelque chose se perd.

Il est aujourd’hui évident que l’humain qui entre en phase de pèlerinage est déplacé au-delà de la seule matérialité de l’exercice. Dans le milieu des études pèlerines, le phénomène s’explique par du « méta-mouvement ». Le méta-mouvement est une manière de dire qu’il y a du « mouvement dans le mouvement » et que « ça bouge » à différents niveaux : spatial (déplacement dans l’espace), introspectif (déplacement intérieur) et sémantique (déplacement dans le langage ou dans la manière de dire). Or, si le premier déplacement est évident, le second l’est moins et pour lui donner chair, il doit faire appel au troisième. Sans cette mise en langage, comment rendre compte de ce qui m’habite et me désarme au point de me transformer?

À travers ces récits cherchent à se dire les effets du chemin. Provoqué par une activité intense et durable, ceux-ci ont besoin d’être nommés pour en saisir l’impact sur nos vies sinon, ils filent entre les doigts et ce qui a été expérimenté, ressenti, disparait avec ce non-dit. Françoise Dolto l’a maintes fois répété, nous sommes des êtres de langage et ce qui n’est pas dit s’inscrit en blessure dans le corps. L’entrée en phase pèlerine constitue donc une occasion de faire remonter ces non-dits et de leur donner une tribune qui libère des tensions emmagasinées.

Le corps humain est semblable à une flûte : il est continuellement traversé d’un souffle, mais aussi d’expériences multiples. Tout son être est un filtre à sensation. Or, si je bouche les trous de la flûte tout en soufflant dedans, rien ne peut se produire. La flûte est empêchée de se dire et aucune musique ne peut se jouer. Avec le temps, la pression s’accumulant, la flûte risque même d’exploser. Mais si soudainement j’en relâche les ouvertures, le son qui jaillira sera comme un cri strident de libération. En revanche, si le souffle traverse librement la flûte et que j’apprends à jouer de ses ouvertures, il sera alors possible d’en tirer un langage qui rendra compte de l’expérience qui traverse la flûte : la musique se joue. À travers ces mélodies, nous pouvons dire que « l’expérience prend chair » et qu’elle parvient à se dire.

Chaque jour, tout mon être est visité de la même manière que cette flûte. Les expériences entrent en moi et suscitent des effets de toutes sortes : joie, colère, tendresse, stupeur. Si elles sont contenues – c’est-à-dire non dites, elles risquent d’exploser en excès. Au contraire, si j’apprends à me laisser traverser et à rendre compte de ces expériences, si j’apprends à en jouer, il en émerge des récits porteurs de sens qui transforment ma manière d’être à la vie. Plutôt que d’emprisonnée l’expérience en moi, je la laisse me traverser et tout mon être devient un instrument lui offrant la possibilité d’un langage pour se dire. Ce faisant, je suis alors transporté.

Éric Laliberté


[1] Christophe Alcantara s’intéresse aux traces numériques du pèlerin de Compostelle (Alcantara 2019).