La voie étroite

La voie étroite

2021-01-29 1 Par Éric Laliberté

Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux.

Évangile de Matthieu chapitre 19, verset 24.

« Chacun sa route, chacun son chemin », dit la chanson. En matière de pratique pèlerine, il est évident que l’expérience du chemin n’est pas la même pour tous. Pas seulement par les qualités physiques de chacun, mais aussi par la manière d’aborder le chemin, de le lire!

Nous lisons tous le chemin. Chacun de nos pas construit des liens, comme le doigt relie les mots sur la page pour en tirer du sens. Or, peu importe que nous fréquentions le même chemin, le même livre, les lectures que nous en tirons sont toutes différentes par la manière de relier les éléments qui se présentent à nous, c’est-à-dire de les interpréter.

En effet, qu’il s’agisse de livres, de personnes ou de lieux, la lecture est faite de liens tissés à l’aide de la mémoire et de nos souvenirs. Nous interprétons d’ailleurs sur la base de ces souvenirs : je vais me méfier de la porte du foyer, si je m’y suis brûlé la dernière fois; j’anticipe le goût du gâteau au chocolat avant même d’y avoir goûter. Ainsi, si nous relions certains individus avec certains événements, c’est que nous construisons du sens à partir d’expériences antécédentes, comme nous comprenons un texte par la mémoire que nous avons du sens des mots qu’il emploie.

Le pèlerin, par sa lecture du chemin, effectue le même travail. Il est donc continuellement en situation d’interprétation. Or, s’il est aux aguets, il en viendra rapidement à considérer les effets de lecture sur son chemin : comment se fait-il que cette personne qui chemine avec moi éveille ce souvenir d’enfance? Que cette relation évoque ce moment avec mes parents? Que ces événements rappellent un sentiment bien connu de mon passé?

Dans l’observation attentive des effets que suscite notre manière de lire le chemin, une lumière peut se faire. À force de côtoyer ces effets dans des contextes différents, le pèlerin en vient à s’éveiller à sa manière de lire les événements, les rencontres, les individus. Si j’interprète telle rencontre de telle manière, c’est qu’elle évoque tel souvenir : « On rigole bien ensemble, il me rappelle ce vieil ami », ou encore : « Juste le son de sa voix me fait réagir, elle parle comme ce prof qui m’a humilié devant la classe! ».  En constatant la récurrence du ressenti et de ses effets, le pèlerin peut s’éveiller à ses propres pratiques de lecture. Il prend ainsi conscience que sa lecture n’est pas uniquement celle de l’instant présent, mais celle d’un autre temps plaqué sur le présent qui influence sa lecture. À l’inverse, la lecture du présent peut révéler une fausse lecture du passé : « J’ai toujours cru qu’en tant que plus vieille de la famille, je devais m’occuper des autres ». Par cet éveil, le pèlerin entre dans un processus de décapage de ses pratiques de lecture, évacuant croyances ou préjugés, mais aussi certaines blessures qui conduisent à fabriquer de fausses lectures du présent, ou qui ont conduit à une fausse lecture du passé.

Chaque jour de marche confronte le pèlerin à sa manière d’interpréter, ses rencontres, les événements, la vie tout simplement. Appelé à lire un texte nouveau, hors de ses lectures habituelles, il se rend compte qu’il répète les mêmes manières de lire et construit les mêmes liens. Certaines de ses pratiques de lecture l’empêchent même de lire autrement, le ramenant toujours aux mêmes interprétations, aux mêmes réponses. Pris par ses habitudes de lecture, il lit la vie, ou « lie » la vie, la ligote, selon des modèles de pensées profondément enfouies en lui.

L’exercice est saisissant pour celui ou celle qui s’y engage. Pèlerin et pèlerine en viennent ainsi à préciser leur route jusqu’à la voie étroite, là où seul l’être peut passer. Lentement, à force de constater les liens que construisent leurs lectures, ils transforment leur manière de lire et commencent à se permettre de lire autrement. Toutes ces « égratignures », ces « écorchures », ces couches de « vernis », qui orientaient leurs lectures et empêchaient de construire des liens en vérité, sont alors recadrés pour offrir plus de liberté dans l’actualité de leur vie.

L’aventure pèlerine, qui est aussi celle du backpacker, appelle à ce décapage qui construit du lien en vérité. Croyances, modes de vie et attitudes, qui faussaient mes lectures, ne peuvent franchir un certain seuil sur ce chemin. Je dois les laisser pour avancer en vérité. C’est le chemin auquel convoque l’exercice pèlerin : celui de la voie étroite.

Éric Laliberté