Quand marcher devient pèlerinage…

Quand marcher devient pèlerinage…

2020-11-27 4 Par Éric Laliberté

La marche est une lecture du lieu qui prélude à la compréhension inépuisable de soi.

Henry David Thoreau, De la marche.

Chaque jour nous marchons. La marche est tellement naturelle qu’on ne se rend plus compte du nombre de pas effectués dans une journée. Une amie, secrétaire dans une école secondaire, s’était dotée d’un podomètre pour évaluer le nombre de kilomètres qu’elle marchait dans l’école. Résultat : 5 à 7 kilomètres par jour! Si on ajoute à cela les pas faits à la maison, la promenade dans le quartier d’après souper, les courses au centre commercial – seulement faire l’épicerie représente de 1 à 2 kilomètres, sans nous rendre compte, nous pouvons marcher jusqu’à 10 kilomètres par jour!

Mais, à quel moment la marche devient-elle pèlerinage? À quel moment cette promenade, cette randonnée, ce trek devient-il une expérience spirituelle?

Henry David Thoreau écrivait de ses marches en forêt qu’il éprouvait le sentiment d’être un croisé allant reconquérir sa Terre Sainte. Lors de ses marches, Thoreau avait le sentiment de récupérer « quelque chose ». Quelque chose qui lui avait été volé, « quelque chose » de sacré. Bien que Thoreau ait vécu à une époque marquée par une influence religieuse traditionnelle, ses convictions personnelles le poussait davantage vers le transcendantalisme; un rapport à la vie qui se comprend et s’entend par l’expérience d’une rencontre authentique, décapé de tout faux-semblant, et qui considère que l’humain et la nature sont fondamentalement bons. Hors des cadres normatifs, il faisait l’expérience de cette rencontre authentique, aux fondements de la vie; un phénomène très pèlerin en soi, très près des descriptions qu’en font Victor et Edith Turner, fondateurs des études pèlerines.

Dans Image and pilgrimage in Christian culture, Edith Turner parle « d’expérience kinésique », un mouvement qui traverse tout le corps et déplace autant physiquement que spirituellement. En effet, plusieurs vecteurs concourent à faire d’une marche un pèlerinage; effort soutenu et durée minimale semblent pourtant déterminants dans le processus. Les associations jacquaires mentionnent de 1 à 3 semaines, sinon « plusieurs semaines » pour dire qu’il s’agit d’un pèlerinage ou d’un compostelle[1]. Par cette durée, l’effort soutenu et répétitif vient rompre les résistances somatiques et psychiques de la personne pour ouvrir sur une reconfiguration du sens de sa vie : le spirituel. Un travail qui ne saurait s’effectuer sans qu’il y ait persistance dans le temps.

Ces ingrédients en place, un espace au potentiel pèlerin est créé. Cette marche, ou ce trek, n’est pas encore un pèlerinage cependant. Il manque « quelque chose ». Et ce « quelque chose » relève de l’expérience et du ressenti, de la motion intérieure. Michel de Certeau explique l’expérience spirituelle comme un « événement » qui fait irruption dans la vie d’une personne et provoque une mise en route. Un événement qui suscite un nouvel « itinéraire » de vie et conduit à repenser le « vivre ensemble » par la puissance de ce qui est éprouvé dans tout son être. Nos pas deviennent pèlerinage par ce goût, ce « quelque chose », qui nous prend tout entier. « Quelque chose » qui ne peut que se dire, car il échappe à l’objectivable. Rien de tangible ne subsiste de cette expérience sensible. C’est ce que les récits pèlerins, tout comme les poètes et les mystiques, tentent de dire.

Qu’as-tu vécu lors de cette longue marche? Mais surtout, comment le racontes-tu? Qu’en dis-tu? C’est le récit d’un ressenti, d’une expérience bouleversante qui appelle des mots sans pouvoir la saisir. Pourtant, bon sang qu’elle nous fait faire du chemin! La nuit de feu, d’Éric-Emmanuel Schmidt entre dans cette catégorie. Immortelle randonnée, de Jean-Christophe Ruffin, également. Le récit de Mylène Paquette, qui relate sa traversée de l’Atlantique à la rame, ou encore Wild de Sheryl Strayed comportent aussi des éléments pèlerins.

Le récit est nécessaire. C’est par lui qu’advient le pèlerinage et que le processus transformateur peut s’accomplir. Sans lui, le moment finit par s’étioler et s’éteindre lentement. Aussi pour aller au bout de cette aventure, s’il est possible d’en voir la fin, le pèlerin a-t-il besoin d’être entendu. Le récit de ce ressenti, qui provoque dans la chair et dans la manière de vivre, ne peut pas se replier sur soi. La saveur qu’il laisse appelle au partage et incite à reprendre la route.

Ainsi, la marche devient pèlerinage par le récit de cette saveur qui rappelle inlassablement à elle. Dès lors, je ne peux plus m’arrêter. Étranger, je ne fais que passer.

Éric Laliberté


[1] J’ai déjà expliqué, dans un dossier paru au printemps 2020, que l’appellation Compostelle a évolué de telle manière qu’elle désigne maintenant un manière de pèleriner, d’où le « compostelle » avec une minuscule. Voir : Éric Laliberté. 2020. Décalage dans les études pèlerines. Sur le site La montagne des dieux : http://montagnedesdieux.com/decalage-dans-les-etudes-pelerines/