N’oublions pas la saveur de la vie.

N’oublions pas la saveur de la vie.

2020-04-24 1 Par Éric Laliberté

Si Johnny Hallyday chantait : « J’ai oublié de vivre », en ce moment plusieurs pourraient chanter « qu’on ne sait plus vivre ». Combien de chroniques pour rappeler comment vivre avec ses enfants, son conjoint, sa conjointe? Combien d’articles pour se donner des idées d’activités? Musique, livres, films, télés-séries, bricolages, programmes d’entraînement? Combien ont exposé sur les réseaux sociaux « les déboires d’une vie de confiné »? Quoi faire en temps de pandémie? Depuis que le confinement est installé, on dirait que le monde est en suspens. Que s’est-il passé?

Maintenant que les premières secousses sont passées, que le plaisir des vacances imprévues est dépassé. Maintenant qu’une vie « normale » s’installe, en transposant l’ancien modèle sur internet, la vie reprend son erre d’aller. Tout le monde s’est adapté : télétravail, spectacles en direct, 5 à 7 entre amis sur le net, visites virtuels des musées, etc. Même les plus réticents s’y sont mis! Skype, Messenger, Zoom, WhatsApp, n’ont plus de secret pour le commun des mortels. Le virtuel, dans toute sa potentialité, est accompli!

Avec la pandémie, on a cru que nous pourrions transposer nos vies sur internet. Ce n’est heureusement pas le cas!

Éric Laliberté

Pourtant, après un mois de confinement, on se rend bien compte que la solution n’est pas si simple que cela. Que vivre sur les réseaux sociaux n’est pas une vie et, qu’à bien des égards, les relations virtuelles n’ont rien de satisfaisant. Internet ne sera pas la solution au confinement! Seulement une béquille en attendant…

Que s’est-il passé pour que cette transposition de la vie sur internet ne soit pas aussi efficace?

Bien que l’être humain se distingue par le langage et qu’il s’y réalise – et bien qu’internet soit l’un de ces véhicules de réalisation, l’expérience humaine prend d’abord naissance par et dans le corps. L’anthropologue David Le Breton écrit à ce sujet que « Venir au monde, c’est acquérir un style de vision, de toucher, d’écoute, de goût, d’olfaction, propre à sa communauté d’appartenance »[1]. Ce qui fait parler l’humain, prend corps dans sa chair, le remue dans ses tripes et le relie à un groupe. Car, « s’il entend partager ce ressenti avec d’autres, il doit en revenir à la médiation du langage »[2]. Il est on ne peut plus clair que, du lieu de notre humanité, expérience des sens et langage sont intrinsèquement liés. L’un appelle l’autre, comme le coup de marteau sur le doigt fait crier : « Aïe! ».

En mode virtuel, il en va cependant tout autrement. La langage a quelque chose de tronqué (on se sent obligé d’ajouter des émoticônes pour signifier le sentiment derrière son dire) et, de tous les possibles de l’expérience sensorielle, seuls deux sens sont mis en actions : la vue et l’ouïe. Or, comme le rappelle le professeur Johannes A. Frasnelli de l’Université du Québec à Trois-Rivières, la vue et l’ouïe ne font que traiter l’information[3]. La professeure Isabelle Serça ajoutera, pour sa part, qu’étant continuellement sollicités et surinvestis, ils en ont d’ailleurs perdu une certaine sensibilité[4]. On voit sans regarder. On écoute sans entendre.

En se déplaçant sur internet, il est aisé de constater que goûter, toucher et sentir sont complètement exclus de l’expérience virtuelle. Nulle possibilité de goûter le pain fraichement sorti du four que montre l’ami à l’écran. Impossible de serrer l’enfant qui tend les bras; d’éprouver les embruns de la plage sur webcam. L’absence des parfums, du jardin ou de ce repas, est manifeste dans les visites numériques. Le monde virtuel tranche et retranche dans notre humanité, excluant continuellement une part de ce que nous sommes.  L’expérience des sens manque à la réalité numérique. Alors que le sensoriel met en contact, crée du lien, le virtuel y manque par définition.

Goûter, toucher, sentir sont éminemment relationnels. À travers eux se ressentent, dans la chair, « l’être ensemble » qui donne de la fibre au communautaire. Ce manque est certainement l’une des plus grandes souffrances éprouvées en ce moment. L’absence de liens sensibles met en jeu une grande part de notre humanité. Croire qu’internet puisse être un lieu où transposer la vie, revient à amputer l’humain des deux tiers de son humanité. Sur internet, seul demeure voir et entendre, notre capacité à saisir la pleine saveur de la vie disparait.

La vie se partage dans un langage qui demande à être senti, avec tout notre être. Ne misons pas exclusivement sur Internet et souhaitons que ce temps de pandémie soit l’occasion d’une réflexion profonde sur nos rapports au monde numérique.

Éric Laliberté


[1] David Le Breton. 2006. La saveur du monde: une anthropologie des sens. Paris: Éd. Métailié.p.18.

[2] David Le Breton. 2006. La saveur du monde… p.30.

[3] Pourquoi les odeurs font-elles surgir des souvenirs? Par Mathieu Dugal, 22 février 2019. https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/moteur-de-recherche/segments/entrevue/107275/odeurs-souvenirs-odorat-memoire-alzheimer-parkinson (Consulté le 18 avril 2020). Johannes A. Frasnelli est professeur d’anatomie. Il s’intéresse tout particulièrement à la mémoire olfactive.

[4] Isabelle Serça. 2017. La mémoire dans la Recherche. Revue de neuropsychologie, 9(4), 209-211.