Ce chemin qui fait parler

Ce chemin qui fait parler

2019-10-25 2 Par Éric Laliberté

Lors d’une entrevue avec une pèlerine, sur les chemins de Compostelle, je lui demandai de me raconter son chemin.  À ma grande surprise, elle commença son récit en disant : « Vous savez, moi, je viens d’une famille de neuf enfants. Je suis la plus vieille. Très jeune, il a fallu que j’apprenne à m’occuper de toute la famille. Je n’ai jamais eu beaucoup de temps pour moi… ». Loin du chemin de terre, son chemin de Compostelle prenait racine dans sa lointaine jeunesse et faisait monter en elle, sans le savoir, l’élan qui l’avait mise en route.

Dans la soixantaine, elle avait pris sa retraite quelques mois plus tôt. Au moment de notre entretien, il y avait déjà cinq ans qu’elle marchait, un mois, chaque été. Cette année était la dernière. Elle arrivait à Saint-Jacques. Elle n’avait manqué qu’une seule fois. Cet été-là, elle s’était cassée une jambe. Quand elle se lança dans son récit, je m’attendais à ce qu’elle dise quelque chose du genre : « Mon chemin a commencé en 2013, au nord de Paris ». Elle me parla plutôt de sa vie, de ses enfants, de son couple, du divorce, du décès de sa mère, de sa spiritualité. L’expérience du chemin la renvoyait continuellement à sa propre histoire. Elle était intarissable! Telle rencontre évoquait sa relation avec sa mère. Cet événement la replongeait dans une relation conjugale difficile. Les demandes d’aide lui rappelaient son rôle de mère. Au fil de son récit, elle me raconta comment elle avait été transformée par l’expérience et combien sa vie avait changé. Même après l’entrevue, elle vint me trouver, un peu plus loin, pour continuer de me raconter « son chemin de Compostelle ».

L’expérience du chemin a cette autorité : elle fait parler. Elle autorise la prise de parole. En elle, l’œuvre du pèlerinage s’accomplit. Pour cette dame, l’opportunité de prendre parole sur son vécu de pèlerine était inestimable : « Au bout de ce chemin, disait-elle, je serai libre! Libérée de tout cela! Ce sera magnifique! ». Et j’avais l’impression qu’elle le goûtait déjà.

Parmi toutes les entrevues que j’ai pu réaliser, le récit des pèlerins ayant longtemps marché, c’est-à-dire plus de deux semaines, dépassait souvent l’anecdotique ou la chronique de voyage. Loin du chemin-objet, décrit comme un monument, le chemin qu’ils racontaient se faisait chemin de parole. Il ouvrait la voie pour que leur voix advienne. Bien plus qu’un beau voyage, leur vie s’y jouait, s’y recomposait. Au rythme de leurs pas, ils faisaient une lecture neuve de leur récit de vie.

La parole que libère l’expérience du chemin exige beaucoup de la part du pèlerin. Elle demande de faire l’effort de construire du sens sur la matière de ses pas, de savoir les lire. Ces pas qui sont exercices de mémoire, renvoient continuellement à une autre histoire : celle d’un passé, d’une «autre marche» et construisent des liens, de manière bien sournoise parfois. La spiritualité pèlerine se joue dans cet espace, dans cette manière de re-lier les choses entre elles. Ce faisant, elle recompose les pas perdus pour les organiser dans un récit qui s’actualise au fil du chemin.

Enfin, bien plus qu’un besoin de se dire, il s’agit d’être entendu. S’il y a prise de parole, celle-ci ne peut être complète que si elle est, non pas écoutée, mais bien « entendue », au sens de convenue. Il doit y avoir entente sur ce qui est dit et reconnaissance du récit. L’exercice pèlerin cherche sa validation dans cette entente. Pas une simple approbation de l’autre, il n’a pas cette autorité, mais bien la reconnaissance de l’intelligibilité de son récit.

Dis-moi ce que tu entends et je te dirai si j’ai bien dit.

Éric Laliberté