Ces pas qui racontent

Ces pas qui racontent

2019-03-22 2 Par Éric Laliberté


Danser, c’est comme parler en silence.

C’est dire plein de choses sans dire un mot.

Yuri Buenaventura

Pas perdus. Pas pressés. Pas dansant. Pas qui martèlent. Pas qui trainassent. Pas hésitants. Pas reculants. Pas qui piétinent. Pas divergents. Pas rassembleurs. Pas euphoriques. Pas inquiets. Notre manière de passer d’un lieu à un autre parle et dit plus qu’on ne pourrait l’imaginer. En reliant des lieux entre eux, nos pas racontent des histoires. Ils écrivent, gribouillent, raturent, sur les pages de la vie.

Pourquoi éviter cette ruelle? Qu’est-ce qui attire de ce côté de la rue? Qu’est-ce qui fait bifurquer? Pourquoi couper à travers champ? Chacun de nos pas structure un langage qui nous échappe. Ils sont le mouvement d’un dire énonçant un élan, une fuite, une joie, une curiosité. Que disent-ils? Que racontent-ils?

Chaque pas conduit quelque part et chacun circule à sa façon. Tantôt avides de solitude, parfois gourmands de rencontres; nos pas se lancent sur divers chemins qui se font voies d’évitement ou voies qui rassurent. Marchez-vous sur les pelouses ou suivez-vous les trottoirs? Vous est-il déjà arrivé de sauter une clôture pour prendre un raccourci? Êtes-vous pressé d’arriver? Dans un groupe, marchez-vous devant, au milieu, à l’arrière? Quand vous marchez, vous fixez-vous des règles comme : « Au troisième poteau, je traverse »? Votre manière de marcher parle de votre relation au monde. Dans leurs élans, nos pas racontent une manière d’être. Ils sont instruments de relation, avec l’autre, avec l’environnement. Nos pas ouvrent et créent des espaces. Marcher éloigne ou rapproche. Mais de quoi au juste? Ce jeu de distance et de proximité, je l’installe par rapport à quoi? À qui? Pourquoi?

Inévitablement, questionner notre marche met à jour une part de notre inconscient; car, il ne faut pas se leurrer, c’est bien lui qui nous fait marcher! Aussi ai-je besoin de recul pour lire mes allées et venues. Michel de Certeau écrivait « le marcheur est l’auteur d’un texte qu’il ne peut pas lire ». Tout comme le danseur ne peut voir sa danse dans l’instant, le marcheur est appelé à regarder derrière pour voir le trajet parcouru. C’est dans cet après qu’il pourra voir ce qui dicte ses pas.

Enfin, si les pas déplacent, ils ont aussi le potentiel de décentrer. Le « je » marcheur est toujours déplacé dans son rapport à un « autre », réduisant ou augmentant l’écart entre eux. C’est dans ce rapport de distance que tout se joue. Chaque déplacement offre la possibilité d’être déstabilisé, d’accueillir du neuf, de s’ouvrir à de l’inattendu. Trop près, peut être envahissant. Trop loin, peut sembler indifférent. Aussi, dans la mouvance, même de mes chemins les plus sûrs, l’écart est inévitable. Il s’inscrit en rupture avec soi-même. C’est chaque fois une part de soi qui se joue dans ce mouvement; une part de moi que je quitte.

Éric Laliberté