
Ces pèlerinages inattendus
La rencontre est au cœur de l’expérience pèlerine. Au fil de nos pas, des liens d’une teneur incomparable se tissent. Jamais prévisibles, chacune de ces rencontres est porteuse de sens. Si certaines ont un impact plus fort que d’autres, si certaines nous blessent, nous tiraillent, d’autres savent tirer le meilleur de nous-mêmes. Par la grâce de ces rencontres, l’être que nous sommes grandit, se remet en question, affirme des convictions et s’ouvre à de nouveaux horizons. Il en va de même sur les chemins de la vie : certaines rencontres marquent le cœur en profondeur. Les liens qui nous unissent alors prennent un sens qui dépasse notre humanité, qui la transcendent et révèlent bien plus que ce qu’ils laissaient entendre.

Dernièrement, j’ai vécu un de ces pèlerinages inattendus. Alors que nous préparions notre visite au centre de spiritualité franciscaine Assisi Heights, au Minnesota, et que nous cherchions le moment idéal pour effectuer le voyage, il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il s’agirait d’un pèlerinage. Ce n’est qu’une fois sur place que cette réalité m’a frappé. Trop près de l’arbre, je ne voyais pas la forêt !
Le chemin s’accomplit dans le dire
Le pèlerinage prend forme dans l’espace de la rencontre. Il s’agit avant tout d’individus qui se laissent imprégner par l’expérience. Touchés par ce qui s’offre à eux, ils le goûtent avec tout leur être et tentent d’y répondre du mieux qu’ils peuvent, en jouant le jeu de la rencontre. Ce n’est qu’ensuite qu’ils reprennent possession de cette expérience, en revisitant ses moments forts et les souvenirs qui demeurent : pourquoi ces instants précis nous touchent-ils ?
Ainsi, pour que le pèlerinage advienne, le chemin doit être raconté, ordonné dans un langage qui en dégage du sens.
Voici donc les étapes de mon pèlerinage au Minnesota. Des lieux qui s’articulent les uns aux autres, comme des pierres de gué, construisant une trajectoire signifiante. Ce chemin me permet d’avancer, de ne pas m’arrêter là, d’outrepasser l’espace de la rencontre.
Une vieille amitié
Notre arrivée au centre spirituel Assisi Heights est marquée par un froid intense : un froid sans neige, qui semble figer le temps. Une fine pellicule de givre recouvre le domaine et les bâtiments du monastère. L’herbe, encore verte, se dessine sous le givre translucide. Des chevreuils broutent paisiblement à l’entrée. Assisi Heights est un monde à part, un temps hors du temps, une véritable extension de l’esprit de Claire et François d’Assise. Dans cet espace d’éternité, je la retrouve.

Elle s’appelait Lucie. Elle nous a quittés en septembre dernier, à l’âge de 86 ans. Si sa vie fut bien remplie — elle avait été mariée pendant 36 ans, avait fait le Conservatoire de musique de Québec et une maîtrise en théologie, et avait élevé des chèvres sur l’Île d’Orléans — elle avait passé ses dernières années en recluse, au sein d’une communauté religieuse, comme clarisse, au Minnesota. N’ayant pu assister à ses funérailles, je me suis rendu à Rochester, en compagnie de Brigitte, pour visiter les sœurs avec qui elle avait partagé ces dernières années de vie.
Être ensemble
Notre horaire atypique et surchargé pose des défis logistiques tout au long de l’année. Ce n’est qu’en novembre, à notre retour d’un colloque en Virginie, que nous avons enfin pu fixer une date : ce serait le week-end du 13 au 15 décembre 2024. Ce choix, fait sans réfléchir davantage, allait pourtant teinter notre visite d’une symbolique particulière : le 13 décembre est la fête de sainte Lucie. Ce simple clin d’œil suffisait à rendre sa présence palpable.
À notre arrivée, la petite communauté — elles ne sont plus que six — nous accueille avec une joie mêlée de larmes. C’est bon de se retrouver, de se serrer. Nos bras s’enlacent et, dans ces embrassades, je cherche, sans le savoir, celle qui est pourtant absente. Lucie me manque terriblement. Ces retrouvailles permettent de toucher l’impossible laissé par ce vide. Je réalise à quel point j’avais besoin d’être avec elles, de les revoir, de les entendre, de m’approcher de tout ce qui me parle de Lucie.
Je te bénis
Faire mémoire est d’une importance capitale lorsque nous perdons un être cher : se rappeler les moments heureux, tendres, drôles, et les revivre en boucle comme un bon vieux film. Ces souvenirs finissent par nous habiter pleinement, jusqu’à ne faire plus qu’un avec eux.
Ce mot, « mémoire », résonne étrangement à mon oreille cependant. Lucie avait perdu la mémoire au cours des dernières années. Lors de notre dernière visite, l’été dernier, elle ne me reconnaissait plus. Pour pallier ce manque, je m’asseyais avec elle dans la grande verrière du monastère et lui racontais sa vie. Les yeux fermés, elle écoutait. Et si je m’arrêtais, elle ouvrait les yeux pour dire : « Continue ! ».
Lors d’une célébration dans leur petit oratoire, le samedi matin, les sœurs nous ont offert un moment intense d’intimité partagée. Chacune a livré un souvenir, une facette de ce que Lucie leur avait légué. Pour ma part, j’ai réalisé que je n’avais aucun souvenir de Lucie sans sourire. Et pourtant, le souvenir le plus fort qui me revint est celui d’une visite, il y a presque vingt ans, alors que ma vie s’effondrait. Dans la chapelle de Bloomington, j’étais en larmes, dévasté, et Lucie m’écoutait. À tout ce que je disais, elle répondait : « Je te bénis ». Au début, je ne comprenais rien à ces paroles. Mais peu à peu, cette bénédiction importune a fait son chemin en moi.
Le café St James
Depuis longtemps, les sœurs nous parlaient d’un petit café qu’elles appréciaient, situé tout près du monastère : le café St James. Après une balade en voiture pour revoir Rochester et les lieux qui nous rappelaient Lucie, nous avons décidé d’y faire un tour avant de rentrer au monastère.

Je pensais que les sœurs aimaient cet endroit pour la petite chapelle qui se trouve à l’arrière du café. Ce que je n’avais pas réalisé, c’est que St James, c’est saint Jacques — le saint Jacques de Compostelle ! Nous nous sommes ainsi retrouvés dans ce petit café, à discuter avec des passionnés du pèlerinage de Compostelle. La femme au comptoir avait même encadré son diplôme de pèlerine et l’avait accroché au mur de la salle à manger. L’ambiance était chaleureuse et familiale : des gens de tous âges venaient au café St James, en famille ou entre amis. L’atmosphère était très compostellane : simple, sans prétention, et accueillante. J’appartenais résolument à cette famille.
A Mother’s Joy
Le samedi soir, l’abbesse de la communauté nous a offert des billets pour assister à un concert du Choral Arts Ensemble, donné dans la grande chapelle d’Assisi Heights. Le titre de la représentation était A Mother’s Joy (La Joie d’une mère). Lucie disait souvent que j’étais le fils qu’elle n’avait pas eu, une manière d’exprimer toute l’affection qu’elle avait pour moi. Mais ce soir-là, ces mots résonnaient différemment.
Lors de notre dernière visite, j’avais aidé les sœurs à vider les affaires de Lucie, car il était évident qu’elle ne reviendrait plus dans sa chambre. Lucie était une femme de souvenirs : elle conservait tout. En vidant ses classeurs, j’ai découvert qu’elle avait gardé tous mes travaux universitaires ! Chaque fois que j’écrivais quelque chose, elle insistait pour que je lui envoie une copie. Elle avait suivi toutes mes recherches doctorales… sauf les deux dernières années. Lucie est décédée 12 jours après ma soutenance de thèse.

Ce soir-là, en écoutant ce concert intitulé A Mother’s Joy, j’entendais l’écho de cette maternité spirituelle. Lucie avait confiance en moi. Elle voyait en moi ce que je ne voyais pas encore.
La pièce qui a marqué cette soirée fut une interprétation de Gaudete : « Réjouissez-vous, Christ est né ! »[1] Quelque chose, en effet, est né de notre rencontre et de ce chemin parcouru ensemble. Quelque chose de bien vivant, que j’ai mis du temps à apprivoiser à sa manière toute franciscaine : l’amour du prochain. Un amour qui dépasse les convenances et les bonnes manières. Avec Lucie, je goûtais cette joie, profonde et sincère.
La messe du 3ᵉ dimanche de l’Avent
Le dimanche matin, nous avons assisté à la messe avec les sœurs. Dans la chapelle, une mélodie jouée à la flûte traversière flottait dans l’air. C’était l’instrument que Lucie pratiquait. En pensant à elle, j’ai souvent utilisé la flûte comme métaphore de l’expérience spirituelle : elle la représente si bien. À l’image de cet instrument, Lucie se laissait jouer par le Souffle qui la traversait, trouvant chaque fois sa propre musique, sa juste note.
Sous des apparences conservatrices, Lucie possédait une audace rare : celle de vivre pleinement. Tout quitter, à 68 ans, pour devenir clarisse au Minnesota, en est un magnifique exemple. En ce moment, sous l’action de cette flûte, résonnaient une fois de plus les notes de Gaudete.
Resurrection Cemetery
Après le dîner, nous avons quitté Rochester pour prendre la route en direction de l’aéroport de Minneapolis. En chemin, je tenais à revoir l’ancien monastère et à me rendre au cimetière. J’éprouvais le besoin de toucher cette pierre tombale, de l’approcher. Cachée dans la grisaille de l’automne, il a fallu la chercher. Nous l’avons trouvée sous des feuilles mortes, toute petite, nichée au cœur de cet immense terrain.

Dans cette section du cimetière, aucune pierre tombale ne s’élève ; elles sont toutes incrustées dans le sol. Quelques arbres se dressent ici et là. C’est la nature qui domine, comme dans une plaine. Ce n’est pas la mort qui est ainsi mise en évidence, mais la vie. Dans ce grand jardin, Lucie repose. Après tout, son nom était Lafleur ! Ce fut notre dernier tête-à-tête. Lucie avait cette façon de dire au revoir en appuyant son front contre le mien. Ce souvenir résonne encore en moi.
Ce qui fait dire « pèlerinage »
Ce qui fait dire « pèlerinage » ne se limite pas aux lieux, mais réside dans le mouvement qu’il engendre : le pèlerin ne peut pas en rester là, il doit cheminer. Ainsi, le pèlerinage n’est ni dans les lieux, ni dans les rencontres, mais dans l’effort d’écouter ce qui s’est mis en place à travers l’expérience vécue. Il ne s’agit pas de chercher une vérité absolue, mais ce qui parle au cœur.
Si je vous ai permis d’entrer dans ce mouvement que je tente d’ordonner et de relier, c’est pour vous partager une part de moi, mais aussi pour vous faire goûter comment travaille l’expérience pèlerine. Aujourd’hui, avec ce récit, j’ai posé certains lieux de ce pèlerinage : être ensemble, je te bénis, le café St James, A Mother’s Joy, la messe du 3ᵉ dimanche de l’Avent et Resurrection Cemetery. Ces lieux s’ordonnent de manière signifiante, comme les mots d’une phrase.

Il me revient maintenant de parcourir cet assemblage et de réfléchir à la manière dont il m’invite à cheminer. Ce qui est clair, c’est que je ne peux pas en rester là. Ultimement — et c’est ainsi que la pierre tombale devient pierre de gué —, je dois être en mesure de prendre appui sur cette expérience pour aller de l’avant et construire un espace de vie renouvelé. C’est ce qui est à méditer, à approfondir. Chaque pèlerinage fabrique de l’espace : de l’espace pour vivre, de l’espace pour souffler, de l’espace pour être. À nous de saisir ces occasions.

De joyeuses fêtes à vous tous!
Éric Laliberté
[1] Pour entendre une version similaire à ce que nous avons entendu : Capital University Chapel Choir.
Merci pour ce texte si éclairant de vie.
Joyeuses fêtes à tous les pèlerins.
Jules
Joyeuses fêtes, Jules!
Que de beauté, d’attachement, de gratitude et d’interiorisation dans votre texte. Vous lire me permet un pèlerinage intérieur.
Merci et joyeuses fêtes Éric!
Joyeuses fêtes à vous également, Rolande!
Merci Éric pour ce bl hommage à Lucie Ça m’inspire en me donnant le goût de continuer à croire au renouveau
🙏
Merci ce texte Éric me touche et me questionne en même temps;
« Ainsi, le pèlerinage n’est ni dans les lieux, ni dans les rencontres, mais dans l’effort d’écouter ce qui s’est mis en place à travers l’expérience vécue. »
Joyeuses Fêtes à vous deux!🤗
Merci Jacqueline! En effet, si le pèlerinage réfère à une expérience, le chemin, le.parcours pèlerin, s’effectue dans le récit
C’est lui qui structure le chemin, par la manière de raconter et par le sens qui se construit dans l’espace de ce récit.
Merci beaucoup Eric de se partage de mise en marche pèlerine avec ta vie personnelle! Joyeux Noël et Bonne année 2025 à toi et Brigitte! Réal
Merci Réal! De joyeuses fêtes à vous deux également!
Merci pour ce texte émouvant Éric. Il est très inspirant et suscite la réflexion Joyeux temps des fêtes à toi et Brigitte!