Le lieu ne fait pas le pèlerinage
Quand le temps s’arrête, il devient lieu.
Chawki Abdelamir
Le lieu est au pèlerinage, ce que la cathédrale est à la marche. Repère sur une carte, empreinte sur le sable, indicateur d’un temps; le lieu est la trace d’un passage révolu. Les pyramides appartiennent à un autre temps, les partitions de musique sont la manifestation d’une œuvre accomplie, et les cathédrales se dressent pour dire la fougue d’une foi passée. À l’opposé de tous ces lieux, il y a le pèlerin. Le pèlerin relève de l’espace. Jamais fixé, toujours en chemin, il est de passage. Le pèlerin est fait de temps qui passe. Il advient avec le temps. Étranger au monde, touriste des univers qu’il traverse, le pèlerin se précise à force de ses pas.
Que ce soit Compostelle, Lourdes, Shikoku, l’Oratoire St-Joseph ou la Voie du Saint-Laurent, les lieux ne font pas le pèlerinage : ils le permettent. Le pèlerinage, en tant qu’expérience, émerge du mouvement et seuls les effets en sont perceptibles. Lorsque le vent souffle, c’est le frémissement de la feuille qui m’avise; ce sont les moutons blancs à la surface du fleuve qui me le disent; c’est sa caresse sur ma peau qui raconte. À travers ces signes, je lis ce que le vent signifie : douce brise, forte bourrasque ou tempête. De l’intérieur de mon être, j’interprète le langage de l’espace à travers le jeu de ses déplacements.
Depuis près de 1700 ans, le mot pèlerin (peregrinus) est utilisé pour tenter de rendre compte d’une expérience spirituelle difficile à saisir. Mouvements du corps, mais aussi mouvements qui le traversent, les effets du pèlerinage se manifestent de l’intérieur du pèlerin. Ainsi est-ce par le raconté des pas pèlerins, que le pèlerinage peut prendre forme, qu’il se déploie sous les yeux même de celui qui le raconte. Ses pas deviennent pèlerinage, au fil de ses mots, à force de se dire. Chemin qui dépasse la route, le pèlerinage nait du langage.
Si le pèlerinage nait d’un dire, c’est qu’il est pratique de l’espace qui se métaphorise. Incapable de rendre le propre de son expérience, le pèlerin qui en parle a recours à des métaphores qu’il essaime tout au long de son récit et qui continuent de le faire cheminer. En grec, métaphore (metaforá) signifie transport. La métaphore est une figure qui déplace et fait en sorte que, au moment où il est raconté, le pèlerinage advient en vérité. À force de mots, le pèlerin poursuit son chemin :
– Que s’est-il passé? lui demande-t-on.
– Quelque chose, répond-il, le regard perdu.
– Mais quoi au juste?
Lentement, il commence à raconter, l’étincelle aux yeux :
– Il y avait des gens… des rencontres… des silences… des fous-rires. Il y a eu aussi des larmes, des blessures… des retournements.
– Que veux-tu dire?
– C’était… C’était comme un sentiment de liberté, de, de, de communion. Le sentiment d’être pleinement humain. Pleinement moi, pleinement vivant. Mais, aussi, comme un grand vide… Un grand vide à l’intérieur duquel circule un amour immense et laisse un sentiment d’abondance.
– Tu délires!
– Mais non ! J’ai bien vécu quelque chose, insiste-t-il! Mais, comment te dire? Comment te faire goûter la douceur du vin ? La joie d’un verre d’eau tendu? Le réconfort d’une main sur ton épaule? Le sentiment de n’être jamais seul? Comment te dire tout ça et te faire goûter tout cela, au-delà du geste? Comment te faire entendre tout ce qu’un silence peut dire de l’amitié?
À travers tous ces mots, tous ces détours, quelque chose commence à prendre forme. Lentement, le pèlerinage se dessine.
Le pèlerinage dépasse le lieu. Il dépasse les kilomètres parcourus, le contenu d’un sac à dos, la marque d’un chapeau. Il laisse entendre bien plus que toutes ces statistiques qui cherchent à le mesurer pour en contenir la fluidité. Fort heureusement, le pèlerinage nous échappe. On n’a jamais pu expliquer les cascades de la rivière, grâce au verre d’eau qu’on y a puiser. Le pèlerinage est manière de passer, de maintenir en vie, de renouveler. Les lieux ne changent pas, ils sont des briques posées sur le chemin du temps. Ils se fixent et demeurent. Le pèlerinage est mouvement, manière d’habiter. Aussi, si le pèlerin habite un lieu, c’est pour en faire un espace qui souffle de vie, pour relier des solitudes, les unir dans une marche en avant. Il est le cours d’eau qui dévale, le troupeau qui galope, l’envolée d’oies blanches. Le pèlerinage est le signe vivant qui traverse les lieux de notre histoire.
Éric Laliberté