L’étrange exercice du pèlerin-randonneur
Il est facile de concevoir qu’une personne puisse s’exercer au chant, à la danse, au karaté ou aux échecs. On peut aisément comprendre que quelqu’un s’exerce pour changer son alimentation, réguler sa production de déchets ou modifier ses habitudes de consommation. On peut aussi facilement comprendre qu’un individu en réadaptation puisse s’exercer à retrouver la capacité de ses membres et qu’un autre, en réhabilitation, s’exerce à modifier ses comportements. Tous s’exercent en vue d’un mieux-être ou d’un mieux-vivre. S’exercer est une manière de se parfaire par un jeu d’écart. Il y a la norme, celle qui trace la frontière, et je m’exerce en me situant par rapport à celle-ci. Par ce jeu, un déplacement s’opère et quelque chose peut naître. Alors, à quoi peut bien s’exercer le pèlerin-randonneur?
Récemment, je suis tombé sur un article d’Isabelle Jonveaux[1] intitulé : « La redécouverte de l’ascèse ». Elle y explique que plusieurs pratiques ascétiques ont disparu des monastères alors que le monde séculier les investit de plus en plus. L’ascèse dont elle parle est dite séculière et vise, entre autres, des pratiques telles que le jeûne, le yoga ou le chi gong. Partout dans le monde occidental, on voit apparaitre des séminaires ou sessions visant à parfaire ces exercices qui veulent réguler un art de vivre.
La redécouverte de l’ascèse s’appuie pour une part sur un désir de réincarner une vie spirituelle qui serait considérée comme ayant évincé le corps. Un point commun de différentes pratiques d’ascèse séculière est le système ternaire « corps, âme et esprit » sur lequel elles se fondent. Ces termes font partie des expressions les plus utilisées dans les entretiens sur ces types d’ascèse séculière. L’approche intégrale de la vie se structure autour de la quête d’harmonie de ces trois dimensions, à laquelle s’ajoute une union retrouvée avec la nature. La démarche holiste vise à réfuter l’approche dualiste qui a marqué la culture européenne occidentale[2].
Cette ascèse séculière n’est pas sans rappeler les pratiques pèlerines du Moyen-Âge, des pratiques qui refont surface depuis quelques décennies et dont Compostelle fait la manchette. Depuis longtemps cependant, Compostelle s’est affranchi de la religion normative pour entrer dans l’espace d’une spiritualité que l’on peut qualifier de séculière. Dans ce nouvel univers, toutes les traditions, même les sans tradition, sont admises. Inspirée par ce modèle, une pratique pèlerine émerge et se distingue. Il est facile d’en convenir « faire Compostelle », ne s’entend pas du tout de la même manière que « aller à Lourdes ». L’enjeu de ce « faire » s’impose comme caractéristique distinctive et fait en sorte de ranger ce modèle du côté de l’exercice, bien plus que du côté de la dévotion rituelle, peu importe l’allégeance. C’est pour son potentiel transformateur que le modèle Compostelle attire. Elizabeth Tisdell, professeure en sciences de l’éducation à l’Université d’Harrisburg, dit de l’exercice pèlerin qu’il consiste, entre autres, à passer du familier à l’altérité jusqu’à ce que cet autrement, ce nouvel état, devienne familier[3].
Ce n’est qu’au IXe que le terme pèlerin prend une signification spécifiquement religieuse. Avant cela, le pèlerin n’est nul autre qu’un voyageur, un étranger de passage. Le mot « pèlerin » découle du terme latin « peregrinus » et a pour équivalent grec « xenos »[4], qui signifient tous deux : « étranger » [5]. À l’origine, dans l’Antiquité, le mot était utilisé pour désigner les voyageurs ou marchands de passage. Jamais fixés, ils ne faisaient que passer. À l’époque, le pèlerin n’a donc rien de religieux. Saint Augustin (IVe siècle) emploie d’ailleurs le vocable pour se désigner comme étranger, car il ne se sent pas d’appartenance aux arrogances de ce monde. Ce n’est qu’au IXe siècle que l’appellation prendra une consonance religieuse. Au moment même où le mythe Compostelle[6] s’installe…
En s’inscrivant dans ce jeu de l’écart, les pèlerinages contemporains, issus du modèle Compostelle, renouent avec cet art de vivre qui consiste à se faire étranger. Par son exercice, ces pèlerinages rappellent à la mémoire de celui ou celle qui les pratique qu’il est « un être de passage ». Nous ne sommes pas immortels!
La terre n’est qu’une gare et la clairvoyance sur ce passage, cette traversée terrestre, transforme et modifie tout art de vivre qui en découle. Avancer dans la vie en ayant conscience de sa propre mort change inévitablement la manière de vivre sa vie. Personne ne peut y être indifférent! Rien ne nous appartient. Alors, à quoi bon se battre, s’approprier, contrôler, posséder, dominer, accumuler, entretenir de la rancune, mépriser, établir sa notoriété, entretenir des peurs, tout passe… Rien ne dure, même pas « moi ». Quelle libération!
Étrange exercice que l’exercice pèlerin? Peut-être pas après tout!
Éric Laliberté
[1] Isabelle Jonveaux est sociologue des religions et spécialiste de la vie monastique – Université de Graz, Autriche.
[2] Isabelle Jonveaux. 2019. La redécouverte de l’ascèse. Études (3), p.71. Disponible en ligne : https://www.academia.edu/download/58575782/2019_Etudes_redecouverte_ascese.pdf (Consulté le 25 février 2020).
[3] Elisabeth Tisdell. 2013. We Make the Way by Walking: Spiritual Pilgrimage and Transformative Learning While Walking the Camino De Santiago. Adult Education Research Conference. St-Louis, Mo.p.296. Disponible en ligne : https://newprairiepress.org/cgi/viewcontent.cgi?article=3036&context=aerc (Consulté le 25 février 2020).
[4] Comme dans xénophobie qui signifie la peur de l’étranger.
[5] À propos de peregrinus, voir cet article: Stéphanie Guédon. 2013. Le chrétien à l’épreuve du voyage. Le statut de peregrinus dans les communautés pastorales d’Afrique romaine. Veleia, 30: 177-187. Disponible en ligne : https://addi.ehu.es/bitstream/handle/10810/37256/11222-48957-1-PB.pdf?sequence=1 (Consulté le 27 février 2020).
[6] Denise Péricard-Méa. 2015. Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge. Paris, P.U.F.