Une saine délinquance
N’allez pas où va le chemin.
Allez là où il n’y en a pas encore, et ouvrez la route.
Ralph Waldo Emerson
Lorsque j’étais au primaire, mon enseignant nous avait fait apprendre un poème de Jacques Prévert : le cancre. Je l’avais lu avec les yeux d’une petite élève de dix ans. On y raconte la frustration d’un petit garçon apparemment pas très studieux et vraiment pas discipliné. Récemment, le hasard a fait que je suis retombée dessus. Je l’ai relu, un brin nostalgique, pensant revivre quelques instants de ma jeunesse depuis longtemps révolue.
Le cancre – de Jacques Prévert
Il dit non avec la tête
mais il dit oui avec le cœur
il dit oui à ce qu'il aime
il dit non au professeur
il est debout
on le questionne
et tous les problèmes sont posés
soudain le fou rire le prend
et il efface tout
les chiffres et les mots
les dates et les noms
les phrases et les pièges
et malgré les menaces du maître
sous les huées des enfants prodiges
avec les craies de toutes les couleurs
sur le tableau noir du malheur
il dessine le visage du bonheur
Mais aujourd’hui, adulte, ayant un bagage d’expérience de vie plus étoffé, une capacité de réflexion plus approfondie, ma lecture en est complètement différente. Ce cancre, loin d’être l’âne de la classe, est celui qui refuse de s’en faire imposer. Il rejette les règles et les conventions qui ne lui correspondent pas. Il se rebelle contre l’autorité statutaire, refusant de se conformer, c’est-à-dire, de prendre la forme convenue. Les autres élèves doivent le trouver fou. Fou d’oser ainsi sortir des rangs. On leur a assez annoncé les conséquences à un tel comportement : la punition, l’échec, la honte, la perte d’un avenir heureux. L’enfer l’attend! Alors par peur, par crainte, par quête de sécurité, pour bien paraitre et être aimé, tous les autres élèves suivent la route qu’on leur dicte.
Pourtant ce cancre, loin d’être sot, est ce marginal, cet audacieux; celui que silencieusement, il nous arrive d’envier. Il proteste pour conserver son intégrité, son identité, sa liberté. Il se donne le pouvoir de choisir. Choisir de mettre de la couleur dans sa vie. Conscient que la réalité à laquelle les autres se soumettent ne lui convient pas, n’est pas celle qui lui fait du bien. Il suit le chemin, aiguillé par son cœur.
Le pèlerin est un peu comme ce cancre. Pris d’un moment de douce folie, il efface tout. Il ose se lancer, sans filet de sécurité, dans une aventure hors du commun, hors des conventions et des règles usuelles. Il ne veut plus réfléchir sa vie de façon rationnelle et cartésienne. Il dit non avec la tête. Cherchant à redonner un sens à sa vie, une orientation qui lui soit propre, il quitte les sentiers battus pour mieux entendre ce que lui dit son cœur. Sur cette route qui lui en fait voir de toutes les couleurs, il retrouve le privilège de choisir ce qui a bon goût pour lui. Il apprend à discerner cette voix/voie qui est la sienne.
Nous tous qui n’avons pas été cancre, qui avons appris à valoriser le conformisme, qui avons grandis en suivant les balises d’un chemin préétabli, combien sommes-nous à ne pas oser, encore aujourd’hui, écouter nos élans intérieurs? Tant pour de grands projets que pour de simples décisions de la vie quotidienne. Dire oui à ce qu’on aime. Peut-être avons-nous quelque chose à apprendre de ces cancres que nous avons connus au cours de nos années d’école, ces jeunes qui défiaient l’autorité et rendaient la vie misérable aux enseignants. Osons afficher notre couleur, notre touche de marginalité. Apprenons à mettre un grain de cette saine délinquance dans notre vie, à savoir parfois dire non au professeur.
Brigitte Harouni