Portrait d’une famille bien vivante
On peut dire qu’une image « vaut mille mots », non pas parce que les photos de famille disent quelque chose, mais parce qu’elles font parler les gens.
Richard Chalfen
Avec le temps des fêtes qui s’installe, nombreuses sont les rencontres en famille. Quand ce n’est pas chez les grands-parents, les parents, ou encore chez les beaux-parents (qui sont de plus en plus nombreux), ce sont les rencontres entre amis qui s’insèrent et parfois prennent le dessus. Ne sont-ils pas de la famille après tout! Cousins, cousines, beaux-frères, belles-sœurs, tantes, oncles, voisins, voisines, ami-e-s de longue date; tous ces liens tissés au fil des années viennent redire combien la famille est vivante. Pas toujours de sang, elle est l’arbre d’une généalogie pleine de vie; et chaque Noël qui s’amène oblige à reformater le fameux « portrait de famille ».
Année après année, les photos – souvenirs de ces rassemblements familiaux – sont prises dans des contextes similaires: devant le sapin, à table, près du foyer. Chaque famille a sa mise en scène pour immortaliser l’événement. Ayant souvent le même cadre, celles-ci peuvent pratiquement être traitées comme une seule et unique photo. Mises bout à bout, dans une avance rapide, elles s’animent et se transforment. Le film qui en résulte est fascinant! Mais, comme l’écrit Richard Chalfen, ce n’est pas tant l’image qui parle mais combien elle fait parler.
Sortez vos albums, installez-vous avec un bon café ou une tisane, nous allons plonger dans ces souvenirs.
En ouvrant le grand livre, dès les premières pages, le regard se fait rieur, moqueur même. Chacun s’exclame devant les coiffures, rigole des styles vestimentaires, commente chaque paire de lunettes… Il faut accepter le jeu, remonter le fil du temps se fait souvent à notre très grande dérision! Mais, allons plus loin que les modes et laissons les préoccupations esthétiques de côté. Laissons-nous absorber par le fil de cette histoire.
Les changements qui ne se laissaient voir qu’en surface passent soudainement à un autre niveau. Si les vêtements ont changé, les visages aussi. Ils ont d’abord rajeuni. Puis, certains s’effacent au fil des pages, au fil des ans. Vient un moment où le grand-père n’y est plus, la grand-mère, des oncles, des tantes. Certains visages semblent ne faire qu’une brève apparition et passer comme un éclair. La famille se remodèle pour toutes sortes de raisons : décès, séparations, chicanes… et chacun de ces mouvements laisse des vides sur la photo.
Mais, la famille est bien vivante! Et, lentement, les espaces vacants viennent à être comblés par de nouvelles pousses. La mère prend la place de la grand-mère; le cousin, celle de l’oncle; la nièce de la tante; de nouveaux enfants remplacent ceux qui sont devenus grands; de nouveaux beaux-frères et de nouvelles belles-sœurs viennent recomposer le lien familial.
Allons plus loin dans notre analyse. Observons maintenant les visages qui persistent sur la photo, combien ils ont changé avec les années. Au-delà des traits physiques, remarquez ces détails qui font la différence. Ce n’est plus tellement sur les photos que la chose se joue, mais bien dans les écarts entre elles. Solitude, maladie, difficultés de la vie ont laissé des traces. Observez votre visage maintenant. Observez celui ou celle que vous étiez dans les années 1970 ou 1980. Rappelez-vous les projets qui vous animaient à l’époque, les préoccupations que vous portiez, vos rêves, vos craintes, vos désirs, vos préférences… rien de tout cela n’apparait sur la photo! Pourtant, c’était bien là.
Qu’en était-il des années 1990, 2000, 2010…?
Vous avez traversé ces années, réalisé des projets, vécu des succès, des échecs, fait mille rencontres. Et, même si vous sentez qu’un fil conducteur persiste, vous savez bien que vous n’êtes plus la même personne. Même si cette personne vous ressemble, vous n’êtes pas l’image sur cette photo. Vous n’en êtes plus là dans votre vie. D’ailleurs, dès l’instant où cette photo fut prise, vous avez cessé d’être cette personne. La photo n’est qu’une prise de sang sur l’artère du temps, une représentation de vous-mêmes qui dit bien peu de choses finalement. La photo, même si elle offre un souvenir plaisant qui permet de renouer avec une époque, a de fâcheux travers : elle tue la personne qu’elle désire pourtant immortaliser en la fixant dans le temps. Comme ce tableau de Magritte[1] , elle ne peut dire qu’une chose : « ce n’est pas ça », que le mystère de notre humanité lui échappe sans cesse.
La famille est bien plus que le portrait accroché sur le mur du salon. Image nostalgique d’un autre temps, elle rappelle un idéal qui n’existe que dans la mémoire qui en est faite. L’idée même de famille ne saurait s’y réduire, c’est contre nature! La famille est vivante et le vivant meurt lorsqu’on s’en saisit. Stoppez le sang dans vos veines, bloquez l’air de vos poumons, et la vie s’arrête. Ce qui est vivant change, se transforme, se renouvelle.
Composée d’êtres en marche sur le chemin de la vie – famille du chemin, famille de pèlerins, la famille se compose, se fractionne et se recompose au fil des rencontres. Parfois pour un temps, parfois pour longtemps. La vie est faite ainsi : elle n’est rien sans mouvement. Tout bouge, tout change, impossible d’enfermer, de réduire au souvenir.
Oui, la famille est bien vivante. Et, même si elle est rarement celle qu’on avait en tête, elle est toujours là. Suffit de savoir la reconnaitre en ce moment.
Joyeuses fêtes!
Éric Laliberté
[1] Magritte nous dit, au bas de son tableau, « ceci n’est pas une pipe » parce que ce n’en est pas une! Ce n’est que la représentation d’une pipe. De même, nous pouvons dire de cette photo de famille : « ceci n’est pas une famille » puisque cette photo n’est qu’une représentation de la famille et n’a rien à voir avec la réalité de cette famille (qui n’en est peut-être pas une). L’image, la photo, représente, mais ne dit pas tout, et ne dit peut-être rien de la réalité.