Des chemins comme lits de rivière
Car plus que tout mouvement, la Sagesse est mobile.
Livre de la Sagesse
Capturées dans un verre, les eaux de la rivière n’ont jamais pu rendre compte du tumulte qui les agite : une fois dans le verre, l’eau n’est plus rivière! Le verre ne peut contenir la « rivière », et l’eau qu’il contient ne dit plus « rivière ». De même le lit de la rivière ne peut dire la puissance des courants qu’il contient. Comment raconter les chutes du Niagara? Comment dire les débordements de la rivière Chaudière? Comment décrire le vrombissement des Rapides de Lachine? La rivière n’existe que par le mouvement. L’eau ne dit rien de l’expérience « rivière », ni même le lit de la rivière. Ils sont traces d’un passage disparu. Ce que j’appelle « rivière » n’existe pas sans mouvement. Il en va de même pour le pèlerinage.
Si le pèlerinage est rivière, les chemins sont comme lits de rivière. Sans pèlerin, sans eau, ils ne sont rien. Ils ne sont que zébrures à la surface de la terre. Chemin et pèlerin, séparément, ne sont pas pèlerinage et les réunir ne suffit pas. Sans mouvement, il n’y a rien. C’est le mouvement qui crée, trace, le chemin, le lit de la rivière. Sans lui ce qui donne sens à ces mots disparait. Il faut une destination. L’eau de la rivière va quelque part, le pèlerin aussi. De même, si l’eau ne bouge pas, la rivière n’est pas. Elle stagne. Sans destination, l’eau se meurt…
La rivière ne se saisit pas, ne se fixe pas. Faite d’eau en mouvement, elle n’existe que par lui. Ce mouvement n’est cependant pas issu du hasard : il est orienté. Toutes les gouttes d’eau suivent un même mouvement : du haut vers le bas. Animées par cette « force de gravité », elles descendent, descendent, descendent. La rivière est le fruit de ces ruissellements descendants, de leur rencontre avec le sol, suscitant de l’inattendu. Les obstacles l’amènent à créer des voies qui n’existaient pas. Tantôt, elle va à droite, tantôt à gauche, ici elle décrit de grands méandres sur les plaines, là-bas elle tombe en chute libre : la rivière est vivante!
Têtue elle persiste, creuse sa voie. À force de patience, elle poursuit contre ce rocher jusqu’à ce qu’il libère la voie. Cette force qui l’habite, l’incite à continuer, toujours plus bas. Sans cesse, elle cherche des voies de passage. Toujours en quête, elle avance vers un seul lieu : l’océan. Ce que nous nommons rivière est le fruit de cette rencontre entre eau, terre et force de gravité. Le résultat incite à suivre une voie qui donne un sens à tout cela.
Le pèlerinage, tout comme les voyages, façonnent des chemins qui fourmillent de vie. Orienté par un appel qui dépasse le pèlerin, le pèlerinage est la libre réponse à un mouvement profondément humain : tendre vers le grand Tout. Aussi, ce n’est pas le chemin qui fait le pèlerin, mais bien le pèlerin qui le trace, année après année, siècles après siècle. Le chemin n’est que trace d’un pèlerin et de sa quête, élan reçu dès la naissance. Le chemin est le lit de cette mouvance pèlerine : il en accueille le projet mille fois répété. L’humain fabrique des chemins comme les gouttes d’eau découpent des lits de rivière : en suivant sa voie!
L’expérience pèlerine porte en elle cette puissance. Alors que nos modèles de vies stagnent, elle a le potentiel de réinscrire l’humain dans le grand mouvement vivant. Elle propulse dans le grand torrent de la Vie vivante. Long chemin, longue descente au plus profond de soi, le pèlerin finit par y toucher l’infini. Aussi, comme la goutte qui a goûté l’océan, difficile de réintégrer un verre d’eau…
Éric Laliberté
Très beau texte qui nous entraîne dans le mouvement de la vie telle la crue du printemps qui fait fi de tous les obstacles et part à la conquête de plus grand qu’elle-même.
Le chemin et le pèlerin: des partenaires indissociables qui se révèlent l’un à l’autre au fil des pas du marcheur et des empreintes laissées sur le chemin qui l’accompagne et l’entraîne à poursuivre sa quête vers plus grand que lui-même, plus vrai, plus authentique.