Marcher et laisser marcher
“De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou.”
Michel Foucault
Savez-vous ce qu’est un panoptique? C’est un type d’architecture imaginé au 18e siècle pour rendre plus efficace la gestion d’une prison. La structure est composée d’une tour centrale autour de laquelle les cellules sont disposées en cercle. La lumière entre par les fenêtres des cellules. Le gardien installé au centre peut donc en tout temps voir ce que font les prisonniers sans être vu. Le surveillant devient invisible, et de ce fait, omniprésent. Ce type de pouvoir incite au conformisme et à l’autodiscipline, l’individu se sentant constamment surveillé.
Inconsciemment, nous adoptons nous-mêmes des comportements pour lesquels nous avons été conditionnés, et ce malgré l’absence d’autorité apparente. Avez-vous remarqué comme nous avons tendance à spontanément nous référer à des règles ou des normes quand il est question de prendre une décision? Négligeant souvent d’écouter notre propre désir intérieur. D’où nous vient cet étrange réflexe qui prend le dessus sur notre jugement et notre sens de l’initiative?
Durant toute notre croissance, de notre plus jeune âge à l’âge adulte, tous nos apprentissages sont influencés par les valeurs éducatives de notre milieu familial et de celui du monde de l’éducation. À coups de récompenses ou de punitions, de valorisation ou de réprimande, on nous conditionne à apprendre et à intégrer les comportements souhaités, ceux valorisés par notre société actuelle. Les règles de politesse, les protocoles, les bienséances, le code de la route, le sens du devoir, et j’en passe. Tous ces cadres de références nous dictent la conduite à adopter selon la circonstance. Y déroger entraîne généralement des conséquences peu souhaitables alors que s’y conformer est nettement valorisé pour celui qui veut bien paraître et briller. On se croit ainsi mieux outillés pour la vie adulte, plus autonomes et fonctionnels pour bien évoluer dans le monde des grands. Alors que chacun de ces cadres vient limiter notre liberté, créant autour de nous cette prison invisible dans laquelle on s’enferme et de laquelle on aura bien peur de sortir.
Toute décision, si simple soit-elle, fait aujourd’hui référence à une règle ou à un cadre de conventions. Adulte, on se surprend à demander à une collègue : « tu mets quoi pour y aller ce soir? Y vas-tu en jeans ou en robe? ». Tant d’années passées à chercher à donner la bonne réponse pour avoir une bonne note. Tant de travaux faits en connaissant les exigences à produire et les critères de correction. Nous avons appris à bien répondre à l’autre. À agir en fonction des attentes de l’autre. Pour plaire à l’autre. Pour bien paraître. Alors adulte, souvent, nous avons encore ce réflexe de chercher à correspondre aux attentes extérieures à nous-mêmes. Et ce réflexe nous enferme. Il nous limite dans nos décisions et dans nos actions. Comme ce gardien invisible du panoptique, un pouvoir invisible semble nous emprisonner et nous empêcher d’être nous-mêmes. Non pas un pouvoir comme celui de Big Brother, qui nous oppresse et contrôle l’information, mais plutôt, comme le dit Alain Damasio, le pouvoir de Big Mother. Un pouvoir que l’on accepte de subir, qui nous conforte, nous rassure et nous donne raison. Une source d’influence qui nous materne pour insidieusement nous amener à agir volontairement comme elle le souhaite, sans qu’elle ne soit là.
Bien que se sentant un peu rebelles et aventuriers, ceux qui partent marcher Compostelle n’échappent pas à ce conditionnement. Dès la phase de préparation, on peut observer toute la mécanique qui est mobilisée en vue du grand départ. Rien n’est laissé au hasard. Notre pèlerin québécois partira avec l’équipement recommandé et conseillé. Il aura pris soin de respecter toutes les étapes requises. Inquiété d’oublier quelque chose ou de ne pas arriver bien préparé pour la grande représentation. Et en cours de route, nombreux seront les pèlerins qui porteront un jugement sur la qualité de la performance pèlerine de ceux qui n’auront pas marché les 800 km, ou ceux qui auront fait porter leurs bagages, ou même ceux qui auront fait une partie du trajet en autobus. Ceux-là n’ont pas fait le vrai chemin. Ils trichent! Mais qui corrige?