Agrandir par en-dedans
Jeune, j’aimais courir, sauter, faire des bonds et cabrioles…
On ne peut danser sans cet amour de l’espace…
Gene Kelly
On finit tous par manquer d’espace. Les objets s’accumulent sans cesse dans nos vies. Mais vient un temps où on a beau faire des pieds et des mains, il n’y a plus rien à faire : l’espace nous manque! Le garage est plein, le sous-sol refoule jusqu’à la porte du palier, les placards débordent, la trappe du grenier n’ouvre plus. Dans ces moments, il n’y a plus qu’une seule solution : agrandir par en-dedans!
Agrandir par en-dedans? Oui! Créer de l’espace neuf pour que circule librement ce que nous croyons posséder et qui finit trop souvent par nous posséder : se désencombrer! Le désencombrement est à la base de l’expérience pèlerine. Vider l’excédent de notre sac à dos. Le vider de nos insécurités, de nos inquiétudes, de nos peurs, pas seulement pour l’espace que cela génère, non, pour habiter ce vide l’espace d’un moment.
On le sait tous, la nature a horreur du vide et il n’y a rien de plus naturel qu’un humain. Nous avons tous peur du vide. Il nous donne le vertige. Il nous ébranle jusque dans nos entrailles. Cette absence nous fait souffrir. Alors, pour ne pas souffrir, nous la faisons taire en la comblant rapidement. Curieusement pourtant, nous souffrons tous d’engorgements. Nos vies débordent de partout, souvent à l’excès, et pourtant notre trop-plein parle continuellement d’un manque que nous comblons sans arrêt. Nous faisons toujours plus par peur du manque. Nous sommes si ancrés dans cette manière de faire, qu’il ne nous viendrait même pas à l’esprit de faire moins pour être plus…
Pourquoi? Dans l’absence, je crains la souffrance. Dans le vide, je suis confronté à moi-même, à mes sens, à mes sentiments. Dans l’espace de l’absence, je m’expérimente sans artifice : rien pour enjoliver, maquiller, illusionner. Je me retrouve face à moi-même. Un face à face dans lequel mon esprit aura pour premier réflexe de s’emballer : « Je dois faire quelque chose! » Vite combler ce vide intérieur, le faire taire rapidement. Le malaise qu’il provoque est si grand, si inconfortable, que je ne peux le tolérer. On ne m’a jamais appris à vivre avec le manque. On ne m’a jamais appris à faire connaissance avec lui. On m’a appris à le craindre. Je l’ai toujours fui. La seule réaction qui me vienne est celle de le combler : combler le vide de mon estomac, le vide de mes silences, le vide de ma tête, le vide de mon cœur, le vide de ma solitude, etc. Tous les vides, je les comble naturellement et rapidement.
Pourtant, les pays qui éprouvent les plus grands vides matériels, et dont les besoins de base sont parfois difficilement comblés, ont le plus bas taux de suicide. Alors que nous, pays nord-américains et européens, comblés dans tous nos excès, avons le plus haut taux de suicide. Est-ce bien le vide qui fait souffrir?
Avons-nous déjà pris le temps d’habiter nos manques, de nous familiariser avec eux? En eux se cachent toute une richesse qui pourrait contenir le goût de la satisfaction. C’est dans l’espace de ce vide qu’une vérité cherche à se dire. Toutefois, cette vérité je ne l’entendrai pas si je m’empresse de faire taire la sensation qu’elle fait naître en moi. Il est facile de berner mon corps… Combien de fois avez-vous entendu cette expression : « manger ses émotions »?
Par le vide que je crée en moi, je crée l’espace nécessaire pour que la vie circule librement et de manière satisfaisante. C’est par le vide de mes poumons que je peux respirer. Si je retiens mon souffle, par peur de manquer d’air, et ne fais qu’avaler l’air sans jamais expirer, je vais mourir. Même chose si je cherche à combler l’espace de mes poumons sans consentir à réfléchir ce désir d’air. Je pourrais alors les combler d’eau simplement pour les combler. C’est-ce qui se produit d’ailleurs si je suis sous l’eau et que je manque d’air. Mon corps cherche à respirer malgré tout. Je dois non seulement consentir au vide de ma respiration pour combler mon désir de vivre, mais aussi le combler avec ce qui me fera vivre.
Par ailleurs, et paradoxalement, franchir la limite stressante de l’absence permet de réduire de manière considérable notre stress. Nous générons une grande part de stress à refuser d’entrer dans l’inconfort du manque. Nous sommes toujours dans l’action. Et si la solution était dans l’inaction? Pourquoi ne pas laisser le cours du temps me désencombrer? Laisser le temps faire son travail sans chercher à remplir l’espace qui vient de se vider. Laisser s’installer un vide qui me donnerait à entendre ma vie autrement qu’à travers les clichés de la consommation et des médias. Couler avec le fleuve de la vie, sans chercher à retenir par peur du manque…
Agrandir par en-dedans, se désencombrer, permet de redécouvrir l’immensité, la grandeur de notre intériorité, tout l’espace de notre sanctuaire intérieur. Comme le danseur, pour que ma vie danse, j’ai besoin d’espace en moi et autour de moi. Le plaisir est dans l’espace désencombré. Désengorgé du dedans, je peux entrer en contact avec mes sens, mes sentiments, mes émotions. Dans le silence du vide qui m’habite, je trouve l’espace pour écouter ce qui cherche à s’y dire. C’est de ce lieu que s’élève la musique qui fait danser le danseur. N’est-ce pas sur cette voie que nous entraîne tout le mystère pascal…?
Éric Laliberté