Marcher en marge du monde
Les étrangers qui habitent tout près de la frontière
sont un peu moins étrangers que les autres.
Philippe Geluck
On a tous besoin, à certains moments de notre vie, de prendre du recul pour faire le point. Trop collé à notre quotidien on en vient à ne plus voir ce qui s’y joue, comment on se la joue. Tout va trop vite! Cependant, lorsque des événements viennent bousculer et questionner le cours de notre existence : un passage à la retraite, un mariage, une séparation, un déménagement, la naissance d’un enfant, la fin des études, la perte d’un emploi, une faillite, un problème de santé… une petite lumière s’allume sur notre tableau de bord intérieur et vient nous rendre la vie pénible tant que nous n’aurons pas fait quelque chose. Il y a de ces moments charnières dans la vie qui nous poussent hors de nos retranchements, en marge du monde.
En marge. L’image qui me vient tout de suite en tête est celle tracée par cette ligne rouge sur la feuille lignée. Cette frontière que notre écriture ne doit pas franchir : un espace vide. Il y a comme une forme d’interdit qui vient avec la notion de marge, quelque chose qui nous retient d’y accéder, sauf en certains cas. Parce que la marge désigne aussi cette section que nous utilisons pour annoter un texte, un peu comme si nous l’observions en retrait. La marge permet une distance par rapport aux idées énoncées.
Avec marge vient aussi toute la notion de marginalisation. Vivre en marge, signifiera ainsi se marginaliser par rapport à un système : vivre en dehors des normes établies. Vivre en marge nous place en rupture avec un système établi. Le marginalisé vit dans un vide social, sans règle, sans papiers.
Mais, la marge offre aussi une posture qui donne à voir d’un point de vue différent. La marge permet une distance avec ce qui est établi comme norme. Elle nous extrait du statu quo social et permet, ou demande, de revoir nos positions. Elle fait tomber le château de cartes en quelque sorte, l’aspect illusoire de nos vies. Ce que nous tenions comme absolu n’existe plus dans la marge. Il y a rupture avec ce que nous avions cru être la norme, ce que nous avions cru « normal ».
Bien des événements de la vie nous place dans cette position de rupture avec les normes sociales, des ruptures qui appellent à transformer notre manière d’être au monde. Seulement, comment gérons-nous ces opportunités? Bien souvent, nous ne prenons pas le temps de nous arrêter pour observer ce qui se passe et ce qui cherche à se dire dans cette espace de marginalisation. En fait, on ne supporte pas d’être dans la marge, dans le vide, de perdre tous nos repères. Parce que se trouver dans la marge signifie ne plus savoir quoi faire. Ne plus savoir comment s’y prendre face à une situation déterminée. La nature a horreur du vide. Alors, vite! Tout doit rentrer dans l’ordre. Il faut combler cette faille que tout redevienne comme avant! Comme si le cours de la vie était une fatalité inévitable, comme s’il n’y avait qu’un seul chemin possible…
Pourtant, la vie est faite de nuances. Toute la nature est nuancée. Les verts n’y sont pas tous verts de la même façon. Les feuilles ne tombent pas toutes en même temps. Les saisons ne se ressemblent pas. Les marées changent régulièrement. Les migrations ne se font pas toutes à une date précise. Et c’est Sardou qui chantait : « C’est jamais noir ou blanc, mais d’un gris différent. » Tout est dans la nuance…
Pour celui qui n’est pas en marge, mais qui se situe dans la norme – dans la « normalité » – comme la majorité d’entre nous. Pour nous tous qui nous disons normaux, cette normalité peut parfois devenir contraignantes, castrantes, voir meurtrières. C’est souvent ce malaise qui mettra le pèlerin en marche.
La norme dicte ce qui est normal. Elle impose ses modèles de vie. Et cette dictature normative se fait toujours au détriment de certains. Amin Maalouf nous décrit très bien cette réalité dans son livre : « Identités meurtrières ». Vivre dans la norme oblige à adopter une identité qui peut devenir oppressante pour soi comme pour les autres. La normativité se construit en opposition à d’autres. En imposant certains standards de vie, elle oblige, insidieusement, à adopter des comportements. Plusieurs campagnes publicitaires adoptent une stratégie normative. Certains partis politiques et certaines religions aussi… Des stratégies qui ont souvent un impact meurtrier, au sens propre ou au sens figuré.
La marge nous permet d’apporter des nuances à la norme. Elle permet de marcher aux frontières de plusieurs mondes à la fois. Lorsque nous nous trouvons en marge d’une situation, d’une condition, nous sommes, en réalité, à la frontière d’une multitude de possibles. Et c’est précisément cette position qui permet d’observer le monde sous un autre angle, d’ouvrir notre regard. Marcher en marge du monde permet de relativiser certaines de nos rigidités et de redonner toutes ses nuances à la Vie.
Sur les chemins de pèlerinages, le pèlerin marche aux frontières de plusieurs mondes. Il marche en marge des différences culturelles, spirituelles, économiques, sociales et politiques, hors des structures qui tendent à le définir et auxquelles il s’identifie. Ainsi marginalisé, il peut s’observer avec du recul. La démarche du pèlerin consiste précisément à s’observer, depuis la marge, en relation à l’autre et dans notre rapport à la Vie. De l’intérieur, on n’y voit rien mais, de cette posture – celle de la marge – des éléments deviennent soudainement évidents…
Tout se joue dans le banal, dans ma manière de vivre le quotidien, confronté à des différences hors de mes normes. Ne serait-ce que ma manière de faire la vaisselle et de la laisser sécher sur le comptoir, de la ranger ou non; alors que l’autre a sa propre façon de faire, sa norme à lui. Plusieurs éléments peuvent nous bousculer dans notre normalité : l’heure à laquelle manger, une manière de s’habiller, de faire son sac à dos, de marcher, de faire claquer ses bâtons sur le sol; une manière de parler, de s’imposer, de se retirer; des inquiétudes, des insécurités, des attitudes; en fait tout ce qui nous agace chez l’autre parce que nous n’avons pas les mêmes normes. Toutes ces banalités comportementales prennent alors du relief sur le chemin et, dans cet espace marginalisé, viennent questionner notre sens de la normalité et de ses obligations. Elles questionnent nos croyances et nos enfermements. Marcher en marge du monde donne à voir la vie autrement.
Le pèlerinage est vraiment un de ces espaces privilégiés qui nous déplace au-delà de nos frontières personnelles. Nous situant en marge du monde, dans un espace relationnel, vide – sans norme, qui appelle le renouveau, le dépassement. Comme le serpent change de peau, comme le grain meurt, le pèlerin est appelé à se transformer, à changer son regard normalisant pour entrer dans l’espace et le temps de la marge. Le pèlerinage nous met en mouvement, déconstruisant nos rigidités et nos convictions, pour nous faire entrer dans la flexibilité de la marge. Le pèlerinage enseigne qu’il y a plusieurs réponses possibles à la Vie.
Éric Laliberté