Faire moins pour être plus
On perd sa vie à la gagner.
Pierre Bertrand
On met beaucoup de temps à se décider pour partir vivre l’expérience d’un pèlerinage de longue randonnée. Ce n’est pas toujours évident d’arriver à dégager l’espace de temps nécessaire pour réaliser cette aventure qui nous plonge au cœur de nous-mêmes. Le rythme de nos vies y est pour beaucoup, notre tendance à nous croire indispensable aussi…
Parvenir à s’extirper d’un agenda surchargé pour en arriver à se dégager 4, 5 ou même 6 semaines relève bien souvent de la prouesse. Peu importe l’âge, que l’on soit étudiant, retraité ou sur le marché du travail : trouver du temps pour soi demande un effort… de conviction. Il n’est pas dans nos valeurs que de s’accorder du temps. « L’oisiveté est la mère de tous les vices », disait le dicton. Comme si prendre le temps de ne rien faire n’allait qu’être néfaste, comme s’il ne pouvait naître que du mauvais de ce temps de farniente, au mieux, comme si ce temps pouvait se mettre en banque pour plus tard.
Pourtant, dès l’instant où je me retrouve sur le chemin, je sais que j’ai fait le bon choix.
Mon sac à dos, mes bâtons, le chemin, le soleil, l’horizon, quelques compagnons de voyage, il ne m’en faut pas plus pour être heureux. Mon simple sac à dos me redit chaque jour le surplus de mes jours d’avant, me rappelant mon agenda bien rempli. Sur la route, je questionne régulièrement le surplus de mon sac afin d’en éliminer les moindres détails qui pourraient l’alourdir. Il ne me viendrait jamais à l’idée de remplacer ce que j’ai enlevé par autre chose! Pourtant, je ne le fais pas pour mon agenda. J’y fais tout le contraire de mon sac, visant l’efficacité et la rentabilité. Pourtant, sans agenda, le pèlerin apprend rapidement à voyager léger. Quand l’expérience passe par le corps, on apprend vite!
Le pèlerinage me conscientise sur le poids que je porte, alors que mon agenda n’a pas cet effet. Son poids est plus subtile et dès qu’une case se libère, je m’empresse d’y ajouter quelque chose. Comme si le vide m’effrayait…
L’être humain est drôlement fait. Ingénieux, inventif et créatif, chaque fois qu’il cherche à se libérer de ce temps qui l’oppresse, il n’a qu’une réaction : combler le vide laissé par cet espace retrouvé. Notre époque est à l’image de cet homme d’affaire cherchant à convaincre ce pêcheur d’en faire plus. Obnubilé par la productivité, il ne pouvait concevoir de voir le pêcheur se prélasser sur son balcon, face à la mer. « Pourquoi n’êtes-vous pas sur l’eau à pêcher? – J’ai pêché tout mon lot pour aujourd’hui, lui répondit le pêcheur souriant de son balcon. – Mais, si vous étiez encore sur l’eau, vous pourriez pêcher encore plus et faire plus d’argent. – Pour faire quoi?, demanda le pêcheur. – Vous pourriez acheter d’autres bateaux, prendre des employés et bâtir une grande entreprise de pêche. – Et qu’est-ce que cela me donnerait de plus?, questionna de nouveau le pêcheur. Lorsque vous arriveriez à votre retraite, vous auriez beaucoup d’argent et vous pourriez vous prélasser tout en profitant de la vie, s’exclama l’homme d’affaire comme si c’était d’une évidence majeure. Le pêcheur contempla la mer, le ciel bleu, son balcon, puis esquissant un sourire se cala dans son fauteuil et dit à l’homme d’affaire : C’est ce que je fais déjà. »
Sur la route, le pèlerin comprend très bien ce que dit ce pêcheur. Pourtant dès qu’il rentre à la maison, il adopte le comportement de l’homme d’affaire et se remet au travail.
Ce moins qui faisait le plus de ma vie, je l’ai déjà oublié.
L’attitude que nous avons envers notre corps nous en dit très long aussi sur la manière dont nous prenons soin de nous. Lorsque quelque chose ne fonctionne pas, je me demande toujours ce que je pourrais bien faire de plus pour que ça aille mieux? Jamais il ne me vient à l’esprit que la solution pourrait être d’en faire moins.
L’expérience du pèlerinage étant bien ancrée dans le sensible de notre chair, elle a l’avantage de mettre en évidence tous ces comportements qui nous incitent à faire plus : lorsque j’ai mal aux pieds, aux jambes, je prends des antidouleurs; lorsque je fais des ampoules, je multiplie les pansements; lorsque je m’inquiète pour l’hébergement, j’accélère le pas. Pourtant, la solution aurait pu être toute autre en faisant moins, en ne visant pas la performance, en faisant confiance. Et si j’avais pris le temps de m’arrêter pour me reposer? Et si j’avais pris le temps d’enlever mes souliers, de boire un peu d’eau, de respirer? Sur le chemin, la solution n’est pas dans la performance. Le pèlerinage n’est pas une prestation à accomplir. Il est un déplacement qui met en perspective notre manière d’être, notre manière de vivre.
Le pèlerinage de longue randonnée nous invite à vivre, à savourer la vie. C’est dans cette saveur goûtée que je conscientise mon objectif de vie symbolisé dans le sanctuaire. C’est dans cette saveur que je découvre cet endroit, ce lieu en moi qui me permettra de m’épanouir pleinement, de goûter combien il est bon d’être bien avec soi.
Et si nous en faisions moins pour être plus?
Lorsque je fais moins, je me fatigue moins, je me mets moins en colère, je mange moins, je m’en fais moins, je m’agite moins, je suis moins nerveux, je consomme moins, je dépense moins.
Je suis alors plus reposé, plus calme, plus heureux, plus réceptif, plus accueillant, plus en santé, plus riche, plus créatif, plus amoureux, plus satisfait.
La Vie goûte alors si bon!
Éric Laliberté