Goûter l’expérience du chemin
Le monde existe à travers nos sens
avant d’exister de façon ordonnée dans notre pensée.
Françoise Héritier
Le chemin de pèlerinage offre une expérience vivante hors du commun. Pendant plusieurs jours, reprendre la marche ou le vélo sous l’effort de nos pieds, de nos jambes, à la sueur de notre front, nous projette dans une dimension qui nous semble toute autre. Une dimension dont nous avons souvent perdu la conscience et qui pourtant nous semble si évidente dès l’instant où on la nomme : la Vie.
Faire l’expérience de la Vie, de cette vie qui coule dans nos veines, qui nous anime et nous met en marche; celle qui nous provient d’un élan du cœur, qui nous fait vibrer de passion et de désir. Une vie pleine de fougue, d’amour et d’étoiles dans les yeux. Celle-là même qui nous fait dire qu’il faut mordre dedans, qu’il faut la saisir, l’embrasser, la chanter.
Toute l’expérience vivante traverse notre corps de part en part, chaque jour, à chaque instant. Éveiller sa conscience au principe de Vie, ce principe divin inscrit en chacun de nous, est une expérience qui nous transcende, nous dépasse. Une expérience qu’il faut prendre le temps de goûter pour en saisir toute la subtilité de saveur.
Le chemin de pèlerinage est une expérience qui relève de ce senti, de la saveur de ce ressenti. Une expérience qui passe bien mieux par les pieds, que par la tête. Le chemin de pèlerinage se goûte, se ressent! Et celui ou celle qui s’y est abandonné comprend très bien toute la profondeur, la force et le dynamisme de ce lien vivant.
En quittant notre quotidien pour partir sur les chemins de pèlerinage, c’est notre demeure que nous sommes invités à quitter. C’est une invitation à sortir de nos repères habituels, de nos routines, de nos idées toutes faites. Quitter notre agir mécanique, enlever le pilote automatique de notre vie. Quitter son chez-soi pour sortir de l’ordinaire, de manière à mettre tous nos sens en éveil. Quitter son chez-soi, pour un peu se quitter soi-même, se défaire de tout ce dont nous sommes emplis; profiter de l’occasion pour alléger son bagage de vie. Ouvrir une porte, une fenêtre, qui fasse de l’espace au milieu de nous-mêmes; afin qu’un vent neuf puisse circuler.
Étrangement, la vie se goûte dans cet espace que j’aurai libéré. Le goût s’y développe et s’y accentue par le manque, l’absence…
Actuellement, notre culture de consommation nous gave par tous les sens. Il n’y a plus d’espace pour accueillir et goûter le désir. Tout est comblé dans l’instant, et même au-delà. Pourtant, c’est dans et par le manque que je peux goûter pleinement et que le plaisir en est encore plus grand. Rappelez-vous cette gorgée d’eau alors que votre gourde était vide depuis longtemps et que vous avanciez sous la canicule… Aucune autre eau n’avait jamais eu cette saveur! Mais maintenant… vous connaissez le goût de cette eau, et vous savez comment la trouver. C’est si simple!
En creusant plus loin, nous découvrons que c’est dans ce manque que nous pouvons entendre la vie qui parle en nous. Je peux, dans cet espace, entendre tout mon désir de vivre. Un désir qui me révèle à moi-même.
Sur le chemin, dépossédé de mon trop-plein, je peux enfin me voir en vérité. Défait de mes illusions, je peux entendre mon désir de vie profond. Le chemin m’attire vers ce sanctuaire, cet espace qui appelle le meilleur de moi-même. Et entendre le manque qui m’habite sans chercher à le combler dans l’instant, c’est lui donner l’occasion de se révéler pleinement, de l’entendre avec justesse.
Sur le chemin de pèlerinage, je découvre qu’il en va de ma vie comme de mon appétit : si j’ai faim, je dois d’abord prendre le temps d’entendre ce dont j’ai faim. Manger du brocoli quand j’ai un goût de fraises, ne me rassasiera jamais! Je dois prendre le temps d’écouter pour être rassasié. Je dois écouter ce qui monte en moi pour en saisir toute la saveur recherchée. La satisfaction profonde vient de cette attention.
Ai-je laissé suffisamment d’espace en moi pour sentir le véritable goût de ma vie?
Éric Laliberté