Mouvement et résistance
« Que veux-tu que je fasse pour toi? »
L’aveugle dit : « Rabbouni, que je retrouve la vue! »
Évangile de Marc 10,52
La première expérience du chemin est sans doute celle qui nous confronte le plus à nos résistances. Se mettre en mouvement n’est pas aussi évident que cela puisse paraître. Nous sommes souvent trop bien ancrés dans nos petites routines quotidiennes et en sortir peut demander un effort presque surhumain. Tout notre corps s’est ankylosé à force de ne plus bouger, notre esprit aussi… Mais vient un moment où, comme dans la nature, la vie en nous se fait plus forte que tout. Une étincelle vient ébranler notre cadre de vie, bousculer nos rigidités, nos enfermements. On se met à voir les choses différemment…
Nous sommes un peu comme ce fils de Timée, pas celui de la Petite Vie, l’autre : Bartimée; qui assis au bord de la route, aveuglé, mendie son existence. Il n’y voit rien, sa vie se limite à mendier au bord du chemin : une vie sans vie. Son aveuglement le coince dans cette position. Assis, il attend. Il désire.
La vie de Bartimée est sans mouvement. Ne pas confondre ici mouvement et agitation fébrile. Parfois nous avons l’impression d’être actif, même très actif, pourtant nous ne faisons que nous agiter, déplacer de l’air. C’est comme pour la parole, ce n’est pas parce qu’on parle beaucoup qu’on a dit quelque chose… Mais revenons à Bartimée. Il est aveuglé par sa situation. Prisonnier, il mendie sa vie. Il se sent impuissant face à sa propre existence. Il ne voit plus qu’une seule chose, ne regarde plus que dans une seule direction : celle de la noirceur. Pourtant, malgré cela il est tout de même dans une posture de demande puisqu’il mendie. Cette posture nous dit qu’il espère, malgré tout, quelque chose de la vie. Et c’est dans cette espérance que sa vie sera bousculée, qu’il reprendra vie. Bartimée restera en bordure de la route jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est aveugle, qu’il n’y voit rien et que ce qu’il désire le plus c’est de retrouver la vue : voir la vie sous son vrai jour.
Nous sommes comme Bartimée, aveuglés nous résistons au mouvement. Nous vivons coulés dans le béton, en bordure de la vie, alors que nous sommes des êtres naturels, vivants, faits pour le mouvement. La vie n’est pas figée, elle bouge. Elle n’est pas comme ce souvenir de vacances que nous aimerions tant revivre. Elle n’est pas comme cet amour perdu pour lequel nous nous languissons. Elle n’est pas comme cette jolie photo de famille que nous avons accrochée au mur. Tout bouge! Même cette famille bouge, change, n’est plus la même, dès l’instant où la photo fut prise. La résistance de Bartimée le rend aveugle à tout ce qui ne correspond pas à sa perception. Même l’idée que je me fais de moi-même m’aveugle et m’empêche d’avancer. Elle m’empêche d’être ridicule à certains moments, me critique lorsque je suis vulnérable, m’oblige à certains standards de vie, me sclérose dans un rôle, m’enferme dans un paraitre. Aveuglés, nous ne voyons plus la vie que sous un seul angle et tout le reste nous échappe. Comme Bartimée…
L’histoire nous apprendra que Bartimée sortira de son aveuglement. Ébranlé dans ses résistances, touché par un événement qui l’a marqué au plus profond de son être, il s’est mis en route. Il a retrouvé le chemin qui l’unit à la vie et s’est mis en mouvement.
Le pèlerinage nous inscrit dans ce mouvement. Il nous confronte à nos résistances, même celles dont nous ignorions l’existence, nous invitant à élargir notre regard. Il nous invite à nous déplacer pour renouer avec cette part de vie à laquelle nous avions tourné le dos. Une vie qui se découvre dans la simplicité de l’être en marche et dont la vérité nous échappe sans cesse, créant le mouvement. Si je veux embrasser tout le paysage du regard, je dois accepter de tourner le dos à certains points de vue, à certains moments. Je dois accepter de lâcher prise sur mes résistances, me défaire de mes nombreux ancrages pour trouver plus de liberté, plus de vie. Comme Bartimée : « que je retrouve la vue! »
Éric Laliberté