Marcher longtemps pour voir autrement
Ce n’est pas la lumière qui manque à notre regard, c’est notre regard qui manque de lumière.
Gustave Thibon
Il faut parfois marcher longtemps pour en arriver à un point de vue différent. Le pèlerinage exige cet effort de marcher, pendant de longues heures, pour parvenir à un point d’observation qui nous place sous l’émerveillement d’un angle nouveau. Un point de vue qui change toutes les perspectives, duquel je ne vois plus le monde de la même manière, d’un lieu où tout est chamboulé…
Pour ce faire, à certains moments, il suffira de tourner la tête pour poser ce regard nouveau; à d’autres, il faudra faire de grands détours. Toutefois, changer de point de vue m’appellera chaque fois au déplacement. Je devrai me déplacer, tourner le dos à quelque chose, aller plus loin, de sommets en sommets, de hauteurs en profondeurs, de plaines en forêts, de lacs en rivières, pour en arriver à percevoir tout ce que la vie cherche à dire. Parfois contradictoires, j’apprendrai en déplaçant mon regard que rien n’est fixé d’avance, qu’il n’y a pas qu’une seule réponse possible.
Il faut donc du mouvement pour donner de la perspective à nos vies, se déplacer. Nos vies sont ainsi faites que si nous persistons à rester sur nos positions, nous nous privons de tout un panorama. Pire, nous nous enfermons dans des points de vue qui voilent de grands pans de la vie et restreignent l’horizon à un trou de serrure.
La route m’appelle au déplacement. Le pèlerinage m’invite à réfléchir mes visions rigides de la vie. Suis-je réellement en déplacement ou est-ce que je chercherais à me confirmer dans mes certitudes?
Le mystère pascal de la mort et de la résurrection cherche à nous faire entrer dans cette dynamique du déplacement. Bien que la fête de Pâques soit terminée, le temps pascal, lui, se poursuit pendant cinquante jours. Cinquante jours pour digérer ce déplacement qui nous fait passer de la mort à la vie. Un déplacement qui dépasse notre entendement et auquel nous offrons souvent des explications banales.
En suivant le mouvement de cette histoire, nous pouvons voir toute l’ampleur du cheminement qu’il est demandé de faire : ne pas fuir un événement qui n’est pourtant pas une fatalité, accepter de suivre ce chemin malgré les souffrances qu’il engendre, abandonner tout contrôle sur les événements, s’abandonner, être abandonné. Entrer dans la solitude et faire confiance au point d’être prêt à tout perdre, même la vie. S’effacer, se vider complètement de soi pour entrer dans un grand silence. Au-delà de ce silence, de ce tombeau vide, tout ce que nous savons, c’est qu’il y a la vie : plus de vie. C’est ce que le récit nous dit. Un récit qui n’a rien d’historique, qui indique un parcours.
L’exercice du pèlerinage nous invite à ce type de déplacement. S’aventurer sur ces sentiers peut mener sur cette voie. Ce chemin, à travers toutes ces beautés, pourrait nous faire traverser des difficultés qui nous mèneront à briser cette part de nous-mêmes qui se dresse en résistances, nous enfermant dans des rigidités qui empêchent la vie de circuler. Nul ne peut dire où conduira le pèlerinage. Tout ce qui peut être dit c’est qu’il provoquera un déplacement, un changement de point de vue, si le pèlerin accepte de se laisser déplacer…
En acceptant d’être déplacé, plus rien ne sera comme avant pour le pèlerin. Il n’habitera plus les mêmes regards, son horizon sera transformé. Il ne pourra plus se contenter du trou de la serrure pour contempler la vie. Maintenant qu’il a vu, que sa conscience s’est éveillée, le retour en arrière est impossible. Comme avec ces images aux illusions d’optique : une fois que nous avons vu, nous ne pouvons plus ignorer ce que nous avons vu. Et même si nous ne percevons plus l’illusion, nous avons tout de même vu. Nous savons qu’il existe autre chose : un autre possible, un regard différent, des règles différentes. Et l’histoire de Pâques nous dit que, dans cet autrement, il y a plus de vie que nulle part ailleurs.
Éric Laliberté