Le pèlerinage: un processus d’ancrage vivant
La vie est, en quelque sorte, un pèlerinage. (Platon)
« […] pour que vous ayez la vie en abondance! » (Jn 10,10)
Le pèlerinage a changé. D’une présence dévote sur le lieu d’un sanctuaire, il est devenu – pour des millions de personnes – pèlerinage de longue randonnée qui se donne à découvrir comme itinéraire vivant. À travers Compostelle, l’expérience du pèlerinage est devenue mobile, inscrite dans notre réalité physique et en rapport au temps. Le pèlerinage est sorti du temple. Il se célèbre au cœur de la vie, sur toutes les routes, sur tous les sentiers. Il n’est plus un lieu, il est devenu itinéraire de vie inscrit dans le temps.
Le pèlerinage de longue randonnée se révèle marquée par le temps. Vivre le pèlerinage demande du temps, de la durée. Un temps de persévérance que nous embrassons avec tout notre être et qui nous entraîne dans un processus d’apprentissages et de découvertes. Un itinéraire spirituel qui nous permet de nous découvrir au contact de la nature, dans la rencontre de l’autre, dans le plus grand que nous. Peu importe où nous nous trouvons dans le monde, l’expérience de fond des pèlerins, celle qu’ils portent en eux – qu’ils soient de Compostelle, du Chemin des Sanctuaires ou du Chemin des Navigateurs, du Chemin Beauvoir-Beaupré ou du Chemin des Outaouais, ou encore de la Voie du St-Laurent – est animée par une quête de mieux-être (1) . Une quête qui cherche à nourrir cette semence vivante qui loge en chacun de nous.
Sous cet angle, le pèlerinage de longue randonnée m’apparaît comme une pause à prendre pour me permettre de reprendre le gouvernail de ma vie et maintenir le cap sur ce qui m’habite. Il s’agit d’un moment privilégié pour me mettre à l’écoute de cette voix qui murmure en moi, de cette vérité inscrite dans ma chair. Pourquoi? Une des clés de lecture du pèlerinage pourrait se révéler à travers ce passage de la tradition chrétienne : « pour que vous ayez la vie en abondance! ». Le pèlerinage de longue randonnée nous invite à nous mettre à l’écoute de cette voix qui murmure en nous la gratuité et le don de la vie en abondance. Une abondance qui se révèle toute autre que celle que nous consommons actuellement…
Mais comment goûter cette vie qui s’offre à nous en abondance? Comment la reconnaître? C’est l’expérimentation qui répondra à cette question. Car l’expérience de la vie abondante à une saveur, un goût, pour chacun de nous. Voici donc quatre facettes possibles à cette expérimentation :
- Présence à soi, pour soi. Prendre soin de soi pour se défaire de son trop-plein et se renouveler. C’est en donnant du lest, en se désengorgeant de son trop-plein, que l’on peut faire de l’espace pour accueillir la vie en abondance. Sur la route, il nous appartient de découvrir ce trop-plein de nos vies. De vider notre sac à dos de son contenu inutile auquel nous nous attachons et qui nous empêche d’avancer. La tradition taoïste nous enseigne que pour avancer: « une roue est faite de trente rais sensibles, mais c’est grâce au vide central du moyeu, qu’elle tourne ». J’ai besoin de faire le vide en moi pour que du neuf puisse jaillir. L’abondance de la vie est dans le mouvement, la libre circulation.
- Reprendre contact avec son corps. Renouer avec l’expérience sensorielle du corps. Laisser nos sens s’éveiller à la vie, goûter la vie. Le pèlerin est attentif et bienveillant envers son corps, car c’est à travers sa chair que la vie prend sa saveur. C’est une expérience qui s’inscrit dans ma chair lorsque j’accueille le beau, le bon… Sentir l’air frais et en éprouver du plaisir. Avoir le cœur qui se serre dans la contemplation d’un coucher de soleil. Éprouver la douceur du vent sur ma peau. Goûter les petits fruits des champs. Avoir des larmes de joies, ému par la splendeur du paysage. Sensible à son corps, sensible à son expérience vivante. Il y a aussi dans cette sensibilité un savoir-faire à acquérir en regard de la souffrance inévitable de notre corps. Souffrances physiques : mal aux pieds, aux épaules, la faim, les courbatures… Souffrances morales : découragement, épuisement… Souffrances émotives : solitude, remises en question, blessures du passé… Mon corps et ma chair ressentent toutes les saveurs de la vie. Dans ce senti, ils me guident et m’apprennent à reconnaître le goût de ma vie : ce qui lui donne si bon goût, à certains moments, alors qu’à d’autres je peux sentir que je m’en éloigne…
- Redécouvrir l’expérience communautaire de base. Rencontrer les gens autrement. À travers le pèlerinage, la rencontre de l’autre se fait par souci de celui-ci. On m’interpelle en me demandant si tout va bien. Je m’arrête pour vérifier si cette personne n’est pas dans le besoin. Nos discussions ne portent pas sur des mondanités, mais s’attardent au bien-être de chacun, à la qualité de l’expérience. Il n’y a ni compétition, ni performance, seulement une présence sensible à l’autre, une sensibilité détachée : libre de choisir avec qui je ferai la route.
- Expérimenter un rapport au temps différent. À vivre en plein-air, on adopte rapidement le cadran solaire. Sans que l’on s’en rende compte, en quelques jours à peine, ce rythme naturel retrouve ses racines en nous. Les repas ne se prennent plus à heures fixes. Le sentiment d’urgence finit par nous quitter. Le temps finit par s’étirer sans être long. On a soudainement et tout simplement le temps. Le temps de contempler, le temps de jaser, le temps de rire, le temps de respirer, le temps de goûter, le temps de savourer la vie…
Le pèlerinage de longue randonnée est une démarche spirituelle, un processus d’ancrage vivant où, jour après jour, je reprends la route et approfondis mon rapport à la vie. La marche du pèlerin se renouvelle chaque jour dans le cycle : écouter-expérimenter-goûter. Écouter ce qui monte, le senti intérieur. Expérimenter, mettre en action ce senti, m’ajuster. Goûter le fruit de cette expérience, la saveur qu’elle laisse en moi : est-ce que je m’y reconnais?, est-ce que cette expérience a bon goût? L’expérience du pèlerinage de longue randonnée est une expérience qui me traverse de part en part, laissant une marque qui révèle toute la saveur de ma vie. Une saveur toute simple qui fait du bien, comme un baume par en-dedans…
Pour bien m’approprier ce goût qui m’est révélé, je dois apprendre à le nommer, faire jaillir en paroles la marque qu’il laisse en moi pour bien l’intégrer. Tenir un journal de pèlerin sera alors un outil essentiel pour demeurer à l’écouter et faire en sorte que l’expérience porte fruits, vos fruits. Soyez attentif aux signes de votre chemin. Notez les événements, les rencontres, les émotions qui vous habitaient à cet instant. Revoyez et demandez-vous quel goût cela laisse-t-il en vous et pourquoi? À force d’y revenir votre chemin s’éclaircira et révélera toute sa saveur. Laissez-vous toucher par l’expérience.
Fréquenter le chemin de pèlerinage permet de découvrir son chemin intérieur; de s’offrir une rencontre intime, entre soi et Dieu, qui mène à la rencontre, à l’accueil, de l’autre. C’est un temps de conscience de chaque instant. Un temps de paix intérieure pour reprendre contact avec tous ses sens et goûter la vie à travers tout son corps. Faire un pèlerinage de longue randonnée c’est goûter le bonheur d’être en vie, accueillir la vie en abondance.
Éric Laliberté
(1) Voir l’article de Suzanne Boutin, anthropologue, sur la quête de mieux-être des pèlerins dans : Boutin, Suzanne. (2008). Le Chemin des sanctuaires : un phénomène entre tradition et modernité. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/1006491ar