Accueillir nos vulnérabilités
Vouloir écarter de sa route toute souffrance,
signifie se soustraire à une part essentielle de la vie humaine.
Konrad Lorenz
Dernièrement, j’écoutais l’humoriste Claudine Mercier nous raconter son expérience sur le chemin de Compostelle. À sa façon, elle nous décrit si bien cette première journée qu’on ne peut s’empêcher de rire.
Tout le monde part avec la même image en tête : l’Espagne bucolique, les villages coquets, les balades en montagne… Tout pour nous faire rêver! Les pèlerins qui l’ont vécue se souviennent de cette première journée en montage. La traversée des Pyrénées, magnifique! La journée débute exactement comme nous l’avions imaginée. Sous le soleil levant, nous traversons le joli village médiéval de St-Jean-Pied-Port : les rues étroites faites de pavés de pierre, les poutres larges des charpentes de maison, le parvis de l’église, la tour de l’horloge, le vieux pont, les flèches jaunes, les coquilles St-Jacques, tout évoque le pèlerinage. Il n’en faut pas plus pour tomber sous le charme. Et ce n’est pas sans raison : nous l’avons tant rêvé, tant attendu, ce pèlerinage!
À la sortie du village, la route commence sur le bitume avec une pente assez escarpée. Elle nous conduit rapidement vers les premiers sentiers où le paysage se dessine, majestueux. Plus loin vient l’auberge d’Orisson, à flanc de montagne. Encore une fois, tout pour tomber en extase : l’immensité, les nuages qui passent à toute vitesse, les montagnes verdoyantes. L’endroit invite au repos et il fait bon s’y arrêter pour une pause savourer un excellent café sur leur large terrasse. Après l’auberge, la route reprend et nous entraîne vers les pâturages. Les troupeaux de moutons qui gambadent. Les cloches des vaches tintent au loin. Quelques chevaux galopent. Vraiment, Heidi n’aurait pu imaginer mieux!
Et c’est là que tout commence. Chaque fois que j’entends raconter cette première portion de la journée, je ne peux m’empêcher de sourire à l’avance. Le pèlerin d’expérience connaît la suite, c’est quelques kilomètres plus loin que le charme commence à s’essouffler…
Arrivé au terme de cette journée, à l’Abbaye de Roncevaux, le pèlerin exténué, épuisé, courbaturé, ne désire que ces seules choses : déposer son sac, prendre une douche et savourer une bonne bière sur la terrasse. Tout cela se produira dans l’ordre convenu selon ses attentes. Mais ce n’est qu’une fois la bière bue, alors qu’il se lèvera pour se diriger vers la salle à manger, qu’il ne pourra s’empêcher de s’exclamer : « Maudit que ça fait mal! »
C’est aussi ça, le pèlerinage…
Oui, ça fait mal Compostelle! Que ce soit La Voie du St-Laurent, le Chemin des Sanctuaires, le Chemin des Navigateurs, le Chemin de Outaouais, ou encore le Chemin Beauvoir-Beaupré, peu importe le chemin de pèlerinage, c’est exigeant! Que vous soyez en forme, ou non, l’expérience sera exigeante à la hauteur de votre condition physique. Mais ce n’est pas une souffrance digne des pires tortionnaires, non! C’est une souffrance que nous n’avons tout simplement pas l’habitude de côtoyer. Une souffrance qui nous tire de notre routine quotidienne, qui nous « désencrasse », qui nous sort de notre zone de confort, comme l’écrivait Brigitte la semaine dernière.
Sortir de sa zone de confort sous-entend souffrance, c’est inévitable! Et nous évitons trop souvent le sujet dans les récits de pèlerinage. Claudine Mercier a eu le courage et la franchise de l’aborder de manière humoristique dans son spectacle et c’est ce qui est bon. L’aborder ainsi, oser en parler, voire d’en rire, c’est déjà dédramatiser la chose. Reconnaître notre vulnérabilité, ce n’est pas s’avouer vaincu; c’est reconnaître notre humanité et commencer à progresser dans notre reconstruction.
Ainsi, sortir de sa zone de confort consistera d’abord à désapprendre une manière d’être, sortir de ce lieu dans lequel j’avais pris certaines habitudes, une certaine aisance, pour entrer dans un monde à découvrir, un monde qui n’est pas le mien. Se mettre en route implique donc une rupture d’avec ce qui était, une rupture qui occasionne des souffrances plus ou moins grandes, pour entrer dans ce nouveau qui cherche à se dire, à s’exprimer à travers moi.
La souffrance peut être physique, mais aussi psychologique. C’est souffrant changer une vieille habitude! C’est souffrant de se dépasser! Ça exige un effort que nous n’avons pas l’habitude de fournir. Mais, le pèlerinage se fait tout en lenteur et c’est lentement que notre corps et notre esprit auront l’occasion d’apprivoiser ce changement. Je dois me lancer dans le pèlerinage avec beaucoup de respect envers moi-même. Prendre le temps d’extraire tout mon être de cette léthargie, pour lui permettre de renouer tout doucement avec l’expérience d’être en vie.
C’est là la première étape de la démarche du pèlerin : devenir attentif à tout ce monde de sensations qui s’éveille en moi. Mon corps reprend contact avec la vie dans de nouvelles conditions qui m’amèneront, au fil du chemin, à baliser ma route d’une nouvelle manière. C’est une souffrance qui permet de renouer avec son propre corps, de recontacter la dimension sensible de son être, de sortir de ses « enfermements ». Mes enfermements me referment sur moi-même. Ils démontrent un manque d’ouverture et de flexibilité. Mes enfermements peuvent être : de l’étroitesse d’esprit, de la rigidité, de l’entêtement, de la performance, de la compétitivité, du paraître, des « qu’en dira-t-on? »…
Quelqu’un me faisait remarquer que le mot enfermement contient le mot « enfer ». Et ce n’est pas sans raison! Se replier sur soi, se couper du monde, se restreindre à une perception, s’obliger de correspondre à une vision, c’est souvent se faire une vie d’enfer et cet « enfer » me-ment! Il me laisse croire que je fais la bonne chose, que j’ai raison. Il me fait croire qu’il n’y a qu’un chemin, qu’une manière de faire, qu’une bonne manière d’être; et c’est là que la souffrance surgit…
Dans l’accueil de nos vulnérabilités, le pèlerinage nous appelle à plus de vérité sur nous-mêmes. Il nous appelle à accueillir avec plus d’amour ce que nous sommes. Car s’aimer, c’est le meilleur moyen de sortir de nos enfermements pour enfin aller librement à la rencontre de l’autre.
Éric Laliberté