Le tourisme de course
« C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux. »
Montaigne
Pour poursuivre avec vous notre réflexion sur le pèlerinage, et faire suite aux observations cocasses que Brigitte nous a faites la semaine dernière, j’y vais de cette observation que nous avons pu constater tous les deux : il existe un tourisme de course! Un tourisme où les vacances ont davantage l’air d’une corvée à abattre, d’une course contre la montre. Comme quoi les vacances, ce n’est pas toujours de tout repos. De notre point de vue, nous observions ces vacanciers comme si nous étions hors du temps…
Sur le chemin de pèlerinage, le marcheur a tout son temps pour s’imprégner du milieu. À prendre le temps, on affine ses capacités à lire les signes de la nature, on y prend goût et une symbiose s’installe. Ces signes deviennent peu à peu une extension de nos sens : les Fous de Bassan nous indiquent les bancs de maquereaux, le vent et la couleur de l’eau le temps qu’il fera; les odeurs, les sons, même la lune ont des choses à nous raconter! Au cœur de ces observations, de ce rythme de vie, il y a tout un pan de la nature humaine qui soudain devient intriguant. L’urgence des vacances nous a tout particulièrement fait réfléchir…
Le rivage est sculpté de pierres se hérissant comme les pages d’un livre entre-ouvert et s’enfonçant doucement dans une mer d’un bleu métallique. Du haut d’une falaise, une bande de guillemots à miroir jouent les kamikazes, en se précipitant maladroitement dans le vide, pour venir terminer leur course en rebondissant sur les premières vagues. Nous nous arrêtons pour contempler le spectacle. Au même instant, surgit un conducteur qui passe à vive allure en brandissant son téléphone d’une main et tenant le volant de l’autre. Un œil sur la route, l’autre sur l’appareil, il tente de cadrer sa photo du mieux qu’il peut. Nos drapeaux claquent au vent sur son passage.
Les nuages forment de grosses boules de ouate dans un ciel qui vient se confondre avec l’eau sur la ligne d’horizon. Le soleil descend lentement dans un dégradé de teintes roses et orangées. L’immensité, l’intensité, les couleurs, tout est à couper le souffle. On entend la voiture arriver à toute vitesse. Lorsqu’elle nous croise, nous avons à peine le temps d’apercevoir la dame qui se contorsionne sur son siège pour capter cet instant en photo, pendant que l’homme au volant s’engage déjà dans la courbe suivante.
Nous sommes en périphérie de Gaspé. Il est tout près de midi. Une dame à bord d’un Westfalia nous interpelle : « C’est dans cette direction Québec? » Le regard ahuri, je me tourne vers Brigitte décontenancé par la question : « C’est qu’on tourne en rond, ici, madame! Dans un sens ou dans l’autre vous arriverez à Québec. Mais… vous n’avez quand même pas l’intention d’y être aujourd’hui? » Remettant le moteur en marche, elle me lance tout sourire : « Non, non! Seulement Ste-Anne-des-Monts! On fait le tour de la Gaspésie! » Elle mettra 5 ou 6 heures pour franchir l’une des plus belles sections de la Gaspésie, alors que nous avons mis près de deux semaines pour faire le même trajet… Qu’est-ce qu’elle verra de la Gaspésie?
Je pourrais vous raconter des dizaines d’anecdotes de la sorte, la question resterait la même : pourquoi nous comportons-nous ainsi? Qu’est-ce qui nous pousse? Qu’est-ce qui nous presse? Toujours cette vitesse, cette impatience. Prendre plaisir au chemin fait partie du voyage. Le chemin est le voyage! À passer sa vie dans l’urgence, on finit par manquer l’essentiel. La vie ne devient plus qu’une série de clichés pris à la hâte parce qu’on n’avait pas le temps. Il n’y a qu’en s’extrayant de cette course que nous pouvons parvenir à concevoir la vie autrement. Le pèlerinage permet de prendre cette distance. Il permet de ralentir le rythme pour voir ce qui nous semblait invisible, d’entendre ce qui passait sous silence.
L’automne arrive bientôt et j’aime ce moment de l’année avec sa rentrée scolaire et tous ces gens qui rentrent au boulot. Toute cette mécanique qui reprend son rythme et s’agite. Je l’aime car c’est lorsqu’on a eu la chance de ne pas y entrer, alors que tout le monde y va, que l’on peut réaliser que le plaisir de vivre est ailleurs.
Ne plus courir d’un train à l’autre, toujours pressé d’arriver.
Ne plus vivre la pression du faire, d’un horaire surchargé de performance.
S’arrêter et laisser le brouhaha filer.
Avoir l’impression de s’éveiller à un monde que nous avions presqu’oublié.
Ne pas faire la rentrée donne ce sentiment. Le sentiment d’être sauté en bas de ce train et de le regarder s’éloigner à vive allure le sourire aux lèvres. Le TGV des travailleurs-vacanciers que nous sommes est passé! Le monde se vide de toute cette effervescence pour retrouver le calme qui lui est propre. L’urgence et l’agitation ont filé! C’est comme sortir d’une discothèque pour réaliser combien la rue est silencieuse. On ne se rendait pas compte combien toute cette agitation nous oppressait. Hors du TGV, enfin, on peut respirer! Les retraités pourraient certainement nous en parler…
Sortez pèlerins de l’automne! Profitez de ces espaces qui se sont libérés, de ce temps retrouvé!
Éric Laliberté