L’esprit de compétition
« Il est surprenant de constater combien sont peu nombreux les besoins essentiels
une fois supprimées la compétition et l’accumulation. » Arthur Koestler
Depuis notre tout premier pas, tout autour de nous contribue à nous encourager à performer. Des échelles, des courbes, des graphiques balisent notre croissance pour rassurer nos parents sur la « normalité » de notre évolution. Être dans la moyenne, dans la courbe normale, est en effet rassurant. Mais être au-dessus de cette courbe, en avant du peloton, est une fierté! Dès notre jeune âge, on comprend qu’être le meilleur, le premier est quelque chose d’important et de glorifiant. À travers nos études et nos loisirs, on grandit dans un environnement qui nous conditionne à vouloir exceller. Adultes, on nous parle de plan de carrière, d’ambition professionnelle. On se valorise en affichant notre titre d’emploi impressionnant, le quartier recherché que l’on habite, la voiture de marque que l’on conduit, le voyage de rêve que l’on vient de faire ou nos éblouissants projets d’avenir. Tout n’est que compétition, image et paraître.
En pèlerinage, que ce soit à pied ou à vélo, tous ces artifices tombent. Chacun n’est qu’un pèlerin, un voyageur qui porte son bagage comme tous les autres. Pas de maison, pas de travail, pas de voiture, pas de costume, ni de maquillage! Mais malgré tout, en nous, bien enraciné après tant d’années, existe encore cet esprit de compétition. Et je n’échappais pas à la règle!
Aux petites heures du matin, on entend les bruissements des premiers pèlerins qui ramassent leur bagage pour partir marcher : pourquoi resterais-je couchée? Je devrais moi aussi prendre la route, être matinale. J’en suis capable. À pied ou à vélo, je me fais dépasser. L’autre me salue cordialement. Je lui souris, mais je me questionne : son vélo doit être plus léger, son sac à dos est plus petit, elle est plus jeune, il doit s’entrainer. Je pourrais accélérer le rythme, j’en suis capable. Arrivée à destination en fin de journée, plusieurs se douchent, font la sieste, placotent. J’arrive plus tard que les autres. Que pensent-ils? Suis-je en-dessous de la moyenne? Ai-je échoué cette journée de pèlerinage? Suis-je dans la course? … est-ce une course?!
Il n’est pas facile de déconditionner un comportement si bien appris, de détricoter une façon d’être à la vie qui était perçue comme une force. Toute notre vie a fait de nous l’adulte que nous sommes aujourd’hui. Jour après jour, influencé par notre environnement, notre personnalité s’est lentement façonnée. Changer notre intérieur est très complexe. L’écrivain québécois Daniel Desbiens nous dit : « Se guérir de nos malaises de l’âme implique souvent une bonne dose d’humilité, d’accueil de la nature humaine et de sympathie envers autrui et surtout envers nous-mêmes. » Que cache donc ce besoin d’être le meilleur? Quelle insécurité vient-on combler? De quoi a-t-on peur? Que cherche-t-on à prouver? Et à qui?
Mais, au fil des jours, je réalise que les lève-tôt marchent plusieurs kilomètres dans la pénombre du matin, éclairant la route de leur lampe frontale, se privant ainsi de savourer la beauté des paysages et la vie des villages. Plusieurs des voyageurs performants cachent une douleur physique ou une blessure naissante qu’ils préfèrent ignorer et endurer pour arriver rapidement à leur prochain hébergement. Et ceux qui sont les premiers arrivés ont certainement le loisir de choisir le meilleur lit ou le plus bel emplacement pour monter leur tente, et n’attendent pas pour prendre leur douche, mais ils n’ont souvent pas pris le temps de s’arrêter en route, de se tremper les pieds dans la rivière, de goûter la brioche qui sentait si bon ou de faire le tour du petit marché local et d’entrer dans la petite chapelle. Toutes ces réflexions m’aident à accepter mon rythme, ma façon d’aborder la route et le voyage. J’accepte d’être telle que je suis car c’est ainsi que je suis bien. J’apprends à me défaire du regard de l’autre.
En fait, être compétitif n’est pas purement néfaste, il suffit de savoir canaliser cette énergie pour apprendre à se dépasser soi-même, à se surpasser, à aller au-delà de nos propres limites, bref à être en compétition avec soi-même. Il faut savoir quitter les rails qui dirigent notre vie pour aller vers celui que nous sommes vraiment.
Brigitte Harouni
Je suis tout a fait en accord avec cette réflexion. La même m’a ramené sur le chemin 4 ans après ma première expédition espagnole. En 2009, en 4 sem j’avais parcouru 700 km, mais à un rythme beaucoup trop accéléré pour mes besoins et capacités. Je suivais une amie et un groupe qui se souciaient de faire tous les km sans faute dans un délais beaucoup trop court. On a donc traversé, par exemple, un Pampelune qui me criait de m’arrêter pour visiter… mais frustrée j’ai « suivi le groupe ». Résultat: une première tendinite. Celle-ci a miraculeusement guéri au moment où je me suis séparé du groupe, ayant décidé de respecter MON rythme. À 10 jours de la fin, j’ai pris un bus pour sauter une section et retrouver le groupe. Je reprend leur rythme et … devinez quoi: nouvelle tendinite! C’est au retour que j’ai pris la décision d’y retourner un jour…. mais en respectant mon rythme et mes besoins de flâner, respirer, visiter, festoyer… L’an dernier, avec un ami, en 3 semaines on a parcouru « juste » 400 km (lol) sur les chemins français.
Bonjour Carmen, merci de partager cette expérience du chemin. On a beau se préparer pour un tel périple, il y a des apprentissages que nous aurons à faire seul. Et la morale de votre histoire me plait beaucoup: flâner, respirer, visiter, festoyer! 🙂