Qu’est-ce qui définira le pèlerinage? Bottes ou Vélo?
Je vous dirais que je suis davantage en faveur du pèlerinage à pied qu’à vélo. Je suis bottes, car j’aime la lenteur dans laquelle nous plongent ces longues randonnées. Elles nous laissent le temps de savourer et d’être imprégné de chaque instant. J’aime me laisser porter par le rythme de mes pas qui, marqués par le claquement de mes bâtons, m’incline à la méditation. Brigitte vous dirait, par contre, qu’elle préfère le vélo. Brigitte est vélo pour le type d’énergie que ce sport nécessite, parce que l’Amérique s’y prête bien avec ses innombrables pistes cyclables, mais aussi pour le vent. Ce côté aérien du vélo lui libère l’esprit et lui permet cette présence à elle-même. Alors, nous alternons : parfois bottes, parfois vélo. Ce qui importe, tout compte fait, c’est de trouver une pratique du pèlerinage qui nous convienne. Alors, si ce n’est ni bottes, ni vélo, qu’est-ce qui définira le pèlerinage? Ce qui importe est de savoir si ce qui le caractérise est respecté. Du pèlerinage se dégagent quatre grandes caractéristiques : engagement, effort physique soutenu (5 à 7 heures d’activité physique/jour), démarche de longue durée (min. 10 jours) et introspection. Un pèlerinage de longue randonnée ne sera donc pas de même longueur (kilométrage) qu’un pèlerinage de cycliste.
Les exigences temporelle et physique du pèlerinage nécessitent un engagement de la part de celui qui veut prétendre, bien humblement, au titre de pèlerin. Toute démarche initiatique demande un engagement, mais, même dans le cas du pèlerinage, celui-ci ne sera pas pour autant plus facile à observer. C’est l’engagement en regard de la durée et du processus qui pourtant fait toute la différence. Un engagement que l’on renouvelle chaque jour, comme une promesse faite à soi-même.
Pour parler pèlerinage, nous devons donc parler de temps. Un temps qui se calcule en termes de jours voués au processus. C’est notre rapport au temps qui fera que l’expérience relèvera ou non du pèlerinage. D’ailleurs, à ce sujet, Jean-Christophe Rufin mentionne : « Il faut en effet reconnaître que le temps joue un rôle essentiel dans le façonnage du “vrai” marcheur. » [1] Le temps est ainsi un trait majeur qui permettra de définir le pèlerinage… et le pèlerin. Il ne s’agit pas d’une course vers un lieu et il n’est pas non plus question de laisser filer le temps : il s’agit d’une inscription corps et âme dans le temps. La destination importe peu. (On se donne une destination, mais tout se joue avant le fil d’arrivée.) C’est pourquoi Bottes et Vélo recommande un minimum de 10 jours, de marche ou de vélo, pour qu’il soit question de pèlerinage. Aux abords de ces 10 jours se joue un moment charnière du pèlerinage. Une transition s’opère dans l’esprit du pèlerin. Il bascule alors dans un état qui ne saurait lui être accessible en deçà de ce seuil. Une première libération s’effectue à cet instant précis, et plusieurs pèlerins peuvent en témoigner. Nous l’avons vérifié auprès d’eux et nous avons retrouvé la même observation chez Rufin : « Par-delà la fierté un peu puérile qu’il peut ressentir d’avoir accompli un effort considérable par rapport à ceux qui se contentent de marcher huit jours, [le pèlerin] perçoit une vérité plus humble et plus profonde : une courte marche ne suffit pas pour venir à bout des habitudes. Elle ne transforme pas radicalement la personne. »[2]
Les troisième et quatrième caractéristiques sont liées. La troisième caractéristique concerne l’effort physique soutenu. L’activité physique de longue durée permet la concentration de toute notre attention sur notre corps qui, elle, enclenche, en quelque sorte, un état méditatif qui conduira sur la voie de l’introspection. Cette observation a d’ailleurs été relevée par plusieurs adeptes d’épreuves physiques qui demandent une grande endurance tels que : l’alpinisme, les marathons ou encore ces compétitions de type « Iron Man ». Sans se classer parmi ces disciplines, le pèlerinage permet à tous d’atteindre cet état d’esprit. En cours de route, le corps atteint un seuil où il est rompu, un moment où le cours se défait tranquillement de ses résistances, et alors l’esprit peut s’éveiller à plus grand. Une expérience qui peut tracer des parallèles avec les expériences mystiques. Ainsi, sur le chemin, c’est notre corps qui, le premier, nous enseignera les rudiments du pèlerinage. C’est lui aussi qui nous ramènera sur la voie si nous refusons de l’écouter. Et parfois, nous pouvons faire la sourde oreille pendant longtemps… C’est là que bien souvent des blessures majeures peuvent survenir. Mais, même dans ces cas-ci, certains pèlerins persistent à résister aux signaux envoyés par leur corps et se bourrent littéralement d’antidouleurs pour ne pas se laisser limiter par celui-ci. Une attitude qui caractérise assez bien notre époque. À ce sujet, Jean-Claude Guillebaud écrivait : « […] on bute régulièrement sur des propos qui désignent la chair comme une servitude dont il convient de se débarrasser. » [3] Les limites du corps sont donc souvent perçues comme contraignantes dans un monde où est davantage valorisé le performant et le compétitif… Un sain rapport au corps dans cet effort physique de longue durée est essentiel. Prendre conscience de cet aspect du pèlerinage lui confère ce pouvoir de nous éveiller aux incohérences de notre vie moderne et de renouer avec soi-même. Lentement, cette prise de contact avec soi nous défait du trop-plein de notre sac à dos mental et nous permet de plonger en nous-mêmes à la rencontre de plus grand que soi : « Dans l’état d’aboulie où l’ont plongé ces errances, dans cette âme délivrée du désir et de l’attente, dans ce corps qui a dompté ses souffrances et limés ses impatiences, dans cet espace, saturé de beautés, à la fois interminable et fini, le pèlerin est prêt à voir surgir quelque chose de plus grand que lui, de plus grand que tout, en vérité. »[4] Et c’est seulement le temps qui nous permettra de pénétrer cet espace.
Bottes ou vélo? disions-nous. Il est clair que le pèlerinage ne tient pas à l’outil, ni à la destination, mais bien plus à la manière d’être, au rapport que nous entretenons avec le processus. Rufin nous donne une définition du pèlerinage qui tient en quelques mots : « Le Chemin est une alchimie du temps sur l’âme. » [5] Je crois que c’est la définition la plus honnête que nous puissions faire de cette expérience qui sort du commun.
Pour ceux et celles qui voudraient se procurer les livres de Rufin ou de Guillebaud, cliquez sur ces liens: Jean-Christophe Rufin: Immortelle randonnée Jean-Claude Guillebaud: La Vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds.
[1] Rufin, Jean-Christophe. (2013). Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi. Chamonix : Guérin. p. 15
[2] Idem. p. 16
[3] Guillebaud, Jean Claude. (2011). La vie vivante : contre les nouveaux pudibonds. Paris : Arènes. p. 152
[4] Rufin, Jean-Christophe. (2013). Immortelle randonnée : Compostelle malgré moi. Chamonix : Guérin. p. 192
[5] Idem. p. 15
Bonjour Éric,
Je crois que les références à Rufin sont superflues, tu écris très bien et tu as vécu le chemin, tes états d’âme viennent rejoindre de nombreux pèlerins dans « Le chemin d’ étoiles» que tu as écrit (2008). C’est mon commentaire que je te partage. Bonne continuité!
Bonjour Jacqueline,
Merci d’apprécier la réflexion! Pour ce qui est des citations, je préfère leurs laisser cette place. Nous avons observé le pèlerinage d’une certaine manière et d’autres pèlerins nous ont confirmé dans cette interprétation. Qu’un autre auteur est eu le même ressenti me semble pertinent d’être mentionné…
Encore merci et au plaisir de vous lire à nouveau!
Éric Laliberté