Le pèlerinage est dans le langage
Dans un documentaire de Richard Gravel, sorti en 2016, la bande-annonce présente un homme disant : « Lorsque je vais sur le chemin de Compostelle, je suis heureux. Demandez-moi pas pourquoi, je suis heureux ! ». Si cette phrase, en apparence banal, semble résumer l’expérience des chemins compostellans, celle-ci est cependant lourde de sens en ce qu’elle met une barrière à ce qui pourrait faire en sorte que ce chemin aboutisse : « Ne me demandez pas! ». Refuser de dire équivaut à refuser de faire advenir – faire naitre – ce qui nous anime et le regarder en face. Sans paroles, l’expérience demeure dans le flou d’une sensibilité exacerbé. Un bien être qui relève de la dépendance, puisqu’il anesthésie bien plus qu’il ne révèle et permet de fuir ce qui ne va pas.
Le petit prince de St-Exupéry aurait sans doute demandé : « Pourquoi marches-tu? – Pour être heureux, aurait répondu l’homme. – Pourquoi veux-tu être heureux? aurait ajouté le petit prince. – Ne me demande pas pourquoi! » Le dialogue aurait fini ici.
Compostelle n’existe que parce qu’il est raconté. Quelle est cette joie, ce bien-être ? De quoi sont-ils faits ? Où trouvent-ils leur source ? Tout l’enjeu de l’expérience pèlerine repose sur cette mise en langage. Faire l’effort de dire, de mettre des mots sur ce qui nous habite lors de ces longues marches, même lorsque les mots manquent. L’exigence est là : accepter de plonger dans les profondeurs de l’expérience pour saisir en quoi elle remue nos fondements et les ébranle.
Dire : « Lorsque je vais sur les chemins de Compostelle, je suis heureux » révèle bien plus qu’il n’y paraît. Être heureux sur les chemins de Compostelle laisse entendre que ce bonheur n’existe pas ailleurs, que cette joie est absente du quotidien. Le « ne me demandez pas pourquoi » court-circuite ce qui aurait permis de mettre en lumière ce qui manque au quotidien. Entrer dans cet espace aurait permis à cet homme de regarder en face la vérité de sa vie et de discerner plus justement ce qui donne du goût à son existence en ce moment compostellan. Se dire heureux ne suffit donc pas, encore faut-il savoir pourquoi et ce qui induit cet état. Par quoi ai-je été touché pour être bouleversé à ce point ? Qu’est-ce que l’expérience m’enseigne sur ma qualité de vie ? Qu’est-ce que je m’autorise ici, que je ne m’autorise pas ailleurs, et pourquoi ?
L’expérience pèlerine permet ce travail. Par la mise à distance qu’elle présuppose, hors de nos routines usuelles et de notre zone de contrôle, elle rend plus apte à voir ce qui se cache en filigrane de nos vies. Elle permet de s’observer en vérité : qu’est-ce qui goûte si bon ? Qu’est-ce qui fait tant de bien ? Qu’est-ce qui manque à ma vie ? Qu’est-ce qui est en trop?
Les chemins de Compostelle, ou tout autre chemin pèlerin, offrent une opportunité unique de réflexion et de mise en mots de ce qui nous anime. Il est essentiel de verbaliser ces expériences pour en saisir toute la portée et intégrer pleinement les leçons qu’elles nous offrent. C’est dans cette démarche que réside la valeur de l’expérience pèlerine, elle va au-delà du simple bien-être ressenti.
Éric Laliberté
Merci Éric pour ce texte inspirant qui invite à trouver le sens du pourquoi et de le mettre à profit dans la poursuite de sa vie. Hier, je partageais justement une nouvelle conférence sur les bienfaits de la marche. Ce qui me guide et m’anime depuis mon premier retour d’un chemin de Compostelle renvoie aux valeurs insufflées par cette expérience extraordinaire, soit : la simplicité, la flexibilité, le lâcher-prise, l’attention à l’instant présent, la légèreté, l’accueil de l’intuition, l’émerveillement, la joie, la liberté et la gratitude. J’essaie de faire vivre ces valeurs lors de mes marches quotidiennes mais aussi dans l’ensemble de ma vie. Une exploration fascinante et nourrissante qui rend bien vivant la fameuse expression de Denis Dumais, à l’effet que la marche est une démarche et le chemin un cheminement. Bonne continuation.