Voyager connecté
Nous en sommes bien conscients : les tentacules de l’internet nous atteignent partout! Comme un cordon ombilical, elles nous relient sans interruption, ou presque, au reste du monde. Dans un tel contexte, sur quoi peut se construire l’autonomie humaine? Penser par soi-même. Décider par soi-même. Faire de vrais choix, loin des rumeurs. Voilà un défi auquel nous sommes confrontés à chaque instant et dont les pratiques pèlerines de notre époque, tout comme celles du voyageur en général, tentent de s’extirper.
Au cours des dernières années, l’univers virtuel s’est développé de manière exponentielle. Il s’est développé à un point tel que certaines recherches invitent à le considérer comme un 6e continent (Bruno Jarosson, 2014, Le 6e continent) : des gens y vivent, s’y rencontrent, échangent et y débattent en permanence actuellement!
Cet univers, fait d’ondes et de pulsions électroniques, insiste ainsi sur un point : nous relier les uns aux autres; ce qu’il fait de manière vertigineuse!
Entendons-nous, il ne s’agit pas de lire les nouvelles sur son téléphone, de bouquiner ou encore de trouver son chemin sur une carte routière électronique. La connexion dont il est question nous maintient en lien à travers des univers différents : je suis ici et ailleurs en même temps! Je suis sur le chemin de Compostelle et je vérifie sur Messenger comment les choses se passent à la maison. Je suis à vélo au Vietnam et je participe à une réunion Zoom. Je suis au Burkina Faso et mon beau-frère m’appelle sur WhatsApp pour m’emprunter ma tondeuse. Je gère une vie multiple, j’habite un « multivers ». Pèlerin, voyageur ou backpacker, je continue de vivre ce que j’ai laissé derrière moi, en mêlant le distant au présent et en colorant mes humeurs de ce qui n’est pas ici.
Souvent coriace sur ce point, la famille est la première à poser l’injonction de la connexion : « Tu me donnes des nouvelles tous les 3 jours, sinon je vais m’inquiéter! ». Cette injonction, si elle est celle des parents envers les jeunes backpackers, somme aujourd’hui les parents-voyageurs de répondre à des enfants devenus adultes, racontait Jocelyn Lachance (Université de Pau), lors du dernier colloque sur les études pèlerines tenus à l’UQAM en avril de cette année.
L’enjeu manifesté par ces comportements n’est pourtant jamais si bienveillant qu’il peut le laisser paraitre. En effet, ce n’est pas tant pour l’autre que pour moi que je le somme de répondre. C’est pour me rassurer, me déculpabiliser, me donner l’impression d’avoir tout fait, tout prévenu. Mais étais-ce de ma responsabilité? De qui ce voyage est-il l’expérience? Quelle autonomie, conscience, détermination, je reconnais à l’autre? À l’inverse, pourquoi ai-je choisi de partir si je ne peux laisser la vie se faire sans moi? L’objet du voyage n’est-il pas de sortir de son quotidien, de s’en affranchir, de se donner du recul sur sa vie? De mettre les relations quotidiennes sur pause, le temps de se retrouver et de plonger dans ses profondeurs?
Sous des égards de bienveillance, l’attitude dénote un certain rapport de parentalité : en refusant à l’autre la possibilité d’advenir comme individu singulier, hors de moi, je le garde en moi. Demeurer ainsi connecter, n’est jamais vraiment quitter.
Par la « déconnexion ombilicale », même virtuelle, l’humain advient. Ainsi, connexion et contrôle ne relèvent pas d’un lien relationnel épanouissant, mais de la fusion dont ne surgit que du même. Dans cet espace fusionnel, il n’y a plus de place pour être, pour exprimer sa singularité, même à distance.
Le voyage relève de la scission, de la déconnexion. Ni point de départ, ni point d’arrivée, il est l’espace entre deux lieux, le chemin à effectuer. Il est l’espace où la connexion n’a pas encore eu lieu. Il désigne ce qui est « en marche vers », mais n’est pas encore arrivé. Il marque ainsi un temps de rupture, hors du commun.
Dans ces moments : s’ennuyer, goûter l’absence, sont des manières de grandir, de se découvrir, de gagner en maturité. Un travail qui s’accomplit à tout âge. La déconnexion devient alors un révélateur de soi dans le mouvement qui invite à se relier autrement, à créer du lien autre. Pour cela, il est nécessaire de défaire nos liens de connexions pour parvenir à se brancher autrement.
Alors, voyager connecté, oui, mais pour l’outil! Pas pour se compliquer la vie!
Éric Laliberté
Très pertinent. La terre continue a tourner même si on est pas au courant!
Merci Éric pour cette réflexion nécessaire! J’aime bien l’idée du 6e continent en parlant du monde des réseaux sociaux. La nécessaire déconnexion qui ouvre à bien des chemins. « Goûter l’absence » comme un moyen privilégié d’une présence à soi renouveler. Je te souhaite du bon temps. Salutations à Brigitte!
Quel bon article ! En effet, la connexion à tout prix, les nouvelles à tout prix (je ne parle pas de l’actualité), savoir ce qui ce passe au Canada même si je suis à l’autre bout du continent ! Je me souviens de mon premier voyage solo dans l’ouest Canadien, mes parents m’avaient demandée d’appeler à toutes les semaines, à frais virés (eh, oui vous savez mon âge !) j’avais refusé, j’ai appelé deux fois en trois mois. Ils ne m’en ont pas voulu et se porte encore très bien ! Ça devient une plaie ces connexions !
Merci pour la nécessaire déconnexion afin de vivre la connexion au chemin.