Les frontières de mon espace
L’homme n’aurait jamais dû devenir sédentaire, il aurait dû rester nomade, ainsi il n’y aurait pas de frontières.
Éric-Emmanuel Schmitt
La frontière est cette ligne imaginaire, tracée par l’homme, pour définir son territoire. Découlant d’un comportement territorial, originellement, elle vient enceindre l’espace jugé vital à la survie. À travers les temps, l’homme a construit des murs, des clôtures, des fossés pour délimiter et défendre un lieu qu’il désirait posséder pour s’assurer d’une qualité de vie. Ce lieu répondait à ses besoins de base : se nourrir, se loger, et se sentir en sécurité.
Ainsi, à prime abord, une frontière, telle un barrage, est une limite qui sépare et isole. Mais quand on y regarde de plus près, cette ligne de démarcation permet d’établir une distinction entre deux parties, deux univers, deux entités qui se veulent indépendantes car différentes. Elle permet ainsi à chacun de mieux vivre la cohabitation avec les autres. C’est la porte de chambre de l’adolescent, la vitre de l’aquarium, le comptoir de service du pharmacien, du boucher ou de l’épicier.
En tant qu’individu, j’ai également mes propres frontières. Elles viennent délimiter mon espace personnel, ma bulle! Cette bulle est le lieu d’actualisation et d’affirmation de la personne unique que je suis. On parlera ici de territorialité non seulement essentielle mais aussi existentielle, car j’ai besoin de cet espace pour me sentir en équilibre physiquement et psychiquement.
Cet espace privé a des frontières souples qui varient selon les individus, les lieux, les situations et les temps de ma vie. Mais quelle que soit la taille de ma bulle ou sa perméabilité, il importe que je sache en reconnaitre les frontières. Plus la frontière est clairement ressentie, plus les relations se vivent bien. Je suis alors capable de bien m’entourer. Une sélection s’effectue presque naturellement, car à l’intérieur d’une frontière se regroupent des éléments qui se complètent et s’amalgament aisément. La frontière divise pour mieux relier.
Lorsque la frontière de la bulle n’est pas bien perçue, il y a risque de débordement ou d’envahissement. Si je ne prends pas ma place, que je ne sais pas faire respecter les limites de ma bulle, on va me marcher sur les pieds. C’est dire combien l’intrusion est marquée! Je me sens alors étouffée, envahie, écrasée. Je manque de place, de liberté de mouvement. Je désire retrouver mon autonomie : le calme de ma bulle. Et lorsqu’au contraire j’excède les limites de ma bulle, j’outrepasse ma zone personnelle d’intervention, alors automatiquement je déborde dans celle d’un autre. Je ne vous apprends rien en vous disant que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Alors en excédant mes frontières, je deviens envahisseur, envahissant. Je prends trop de place! La frontière de ma bulle est cette articulation qui vient établir la qualité de mes rapports sociaux, de mes liens avec ce qui m’entoure.
En pèlerinage, tout comme dans le quotidien de nos vies, on observe régulièrement des comportements d’excès. Certaines personnes parlent trop, ou trop fort. Elles monopolisent la salle de bain, choisissent et réservent le lit qui leur convient, occupent plusieurs espaces de rangement, donnent des directives aux autres. Mais celui qui s’impose, souvent sans avoir conscience d’être oppressant ou agressant, agit ainsi parce que l’espace est disponible. Bien évidemment, on remarque peu celui qui ne prend pas sa place, puisqu’il ne s’affirme pas, n’exprime pas sa limite. C’est ainsi qu’il autorise involontairement l’autre à entrer dans son espace privé. Mais attention, on n’est jamais tout l’un ou tout l’autre. Il y a fort à penser que l’envahisseur est parfois aussi envahi. Et qu’inversement, celui qui ne prend pas sa place dans certains contextes, déborde et empiète sur le territoire d’un autre dans une situation différente.
Quelle que soit ma posture, je m’exerce pour y demeurer attentive afin de tendre aussi souvent que possible vers cet équilibre qui est favorable au plus grand nombre. Car pour m’épanouir, j’ai besoin de me distinguer en prenant « ma juste place ». Comme le danseur a besoin d’espace pour s’élancer librement, comme le peintre a besoin d’une toile vierge pour créer, comme l’écrivain a besoin d’une page blanche pour écrire, j’ai besoin de ma bulle pour me réaliser pleinement.
Brigitte Harouni
Tout simplement magnifique!
Bravo!