La bucket list
Je veux mourir ma vie et non vivre ma mort.
Jean-Pierre Ferland
Les bucket lists sont très populaires. On entend souvent : « C’est sur ma bucket list! ». Et vous? En avez-vous une bucket list? Ne serait-ce qu’un petit listing mental de vos rêves, de vos projets, de ce que vous aimeriez réaliser : faire du parachute, un road trip, de la voile, du yoga en Inde, Compostelle, le Machu Pichu, le Kilimandjaro, le Pacific Crest Trail… Il y a tant à faire! Mais que cachent toutes ces bucket lists? D’où vient cette idée de tenir une liste de choses à accomplir?
Étrangement, nous oublions que cette expression anglophone fait référence à une autre expression, laquelle disait : « kick the bucket ». Habituellement, on l’employait en disant : « before they kick the bucket », ou encore « before I kick the bucket », ce qui signifiait dans les deux cas : avant de mourir. Ce qu’on oublie trop souvent c’est le rapport entre le bucket et la mort. En quoi donner un coup de pied sur la chaudière peut-il avoir un lien avec la mort? C’est que le bucket en question est celui sur lequel se tenait le pendu. Il ne restait qu’à donner un bon coup de pied pour l’envoyer valser et en finir. La bucket list, c’est donc la liste du condamné! Ses dernières volontés. Comme dans ces vieux films où on offrait une dernière cigarette au détenu qui s’apprêtait à monter sur le gibet…
Pourquoi utiliser une telle expression alors que la bucket list semble vouloir susciter plus de vie? Cacherait-elle autre chose? Condamné, nous le sommes tous! Nous allons tous mourir un jour ou l’autre. Que peut-on espérer d’une telle liste? Que vient-elle valider de ma vie? Quelle perception derrière cette expression? Comment ça parle?
Habituellement, les listes sont utilisées dans le but de s’assurer de ne rien oublier. On fait des listes d’épicerie, de tâches à accomplir, d’achats à effectuer. Elles garantissent la validation d’un faire dans un laps de temps donné, offrant la possibilité de cocher chacune des étapes effectuées. La liste permet de rendre compte du travail accompli. Ce rapport d’exécution procure un sentiment de satisfaction, d’avoir bien fait ce qui était à faire. Toutefois, peut-on aborder sa vie de la même manière?
Les perspectives de vie ancrées au niveau d’un faire entraînent une dynamique axée sur des performances visibles et quantitatives. C’est donc dire que pour obtenir satisfaction, ma vie doit correspondre à certaines réalisations qui me renverront une image satisfaisante de moi-même. Inconsciemment, en entrant dans la dynamique des bucket lists, ma vie devient une tâche à accomplir qui se fonde sur une certaine vision de soi dans le monde. Que ce soit : manger dans un chic restaurant parisien, dévaler les pentes du Mont-Blanc, participer à la sauvegarde des tortues du Honduras, faire du jogging dans Central Park, filer en rafting sur le Grand Canyon ou faire des emplettes chez Lafayette, toutes ces activités demandent à être valider pour obtenir satisfaction. Mais comment ratifier le tout? Suffit-il de cocher sur la liste? Qu’est-ce qui viendra sanctionner mon parcours?
Comme il s’agit d’obtenir une image satisfaisante de soi, ces activités seront validées par un voir : je me dois d’être vu; un aspect de notre humanité que Danièle Hervieu-Léger a longuement discuté[1]. La validation doit donc venir d’ailleurs et c’est ici que la bucket list se perfectionne en devenant la mesure de ma vie. Si le simple fait de cocher ma liste d’épicerie suffit pour valider l’achat d’un produit, il n’en va pas de même pour la bucket list. Celle-ci étant assujettie à un voir, il devient important d’être vu en train de réaliser l’activité en question. Facebook, Instagram et Tweeter sont alors autant d’outils contribuant à cocher ma bucket list. Visibilité et réactivité deviennent ainsi des critères de validation. Plus les gens réagissent à ce que je mets en ligne, plus je suis convaincu d’avoir fait le bon choix, plus je suis satisfait.
Sous l’emprise de ce « voir », de ce « être vu », la bucket list entraîne d’étranges rapports humains. Plus soucieuse de moi que de l’autre, elle structure mon rapport à l’autre. Celui-ci devient indice de ma satisfaction personnelle. Il n’est plus qu’un simple miroir et n’a rien d’humain. Je ne vois plus que moi à travers l’objet de ces yeux qui me condamnent à espérer satisfaction. La bucket list est ainsi bien nommée. Ce n’est toutefois pas à mourir qu’elle me condamne, mais à vivre! Elle me condamne à vivre sous le reflet de mon propre regard oppresseur. Miroir, miroir, dis-moi : que dois-je faire pour être aimé, apprécié, adulé, reconnu?
Comment sortir d’une telle impasse? S’il est une chose qui brille à l’horizon de l’humanité, c’est que l’être humain doit se libérer de lui-même. Les grandes religions nous l’enseignent, la science aussi. Avec Copernic, l’humain a appris qu’il n’est pas le centre de l’univers; le soleil ne tourne pas autour de la terre. Plus tard, avec Darwin, il découvre qu’il est un animal parmi tant d’autres et qu’il a suivi le cours de l’évolution. Enfin, avec Freud, il réalise qu’il n’a pas le plein contrôle sur sa vie : une part inconsciente de lui-même le gouverne, qu’il le veuille ou non!
L’enjeu d’une bucket list, conscience de sa propre finitude, devrait décentrer de soi-même. Périssables que nous sommes, condamnés à mourir, « je » n’a plus d’importance. « Je » s’efface inévitablement. Nul besoin d’être vu.
Le regard tourné vers toi. Te regarder toi, non moi à travers toi. Vivre ensemble, guider par l’horizon. C’est la seule façon d’espérer.
Éric Laliberté
[1] Danièle Hervieu-Léger. 2001. Le pèlerin et le converti : la religion en mouvement. Paris. Flammarion.