Sortir de la confusion

2018-01-26 3 Par Éric Laliberté
La vérité sort plus facilement de l’erreur que de la confusion.
Francis Bacon
Il nous arrive tous à un moment de notre vie de nous sentir incompris, de ne plus savoir ce que nous voulons, ou ce qui nous plait. Comme si notre vie était devenue fade et que nous en avions perdu le fil. Notre chemin parait alors dérisoire et tout devient nébuleux. Pourquoi cette direction plutôt qu’une autre? Pourquoi ce milieu de vie? Pourquoi ces gens? Ai-je fait les bons choix?… Tout parait embrouillé, mélangé.

Confusion vient du latin con (ensemble) et fusio (fondre), ce qui signifie fondre ensemble : confusio. À l’époque romaine, les métallurgistes de l’Antiquité parlaient de fusus. Transformant les métaux en liquides, ils en faisaient des alliages où tout se confondait. L’état de confusion évoque cette image. Celui ou celle qui est dans la confusion ne sait plus faire la part des choses et tout se mélange. Est-ce de moi? Est-ce vraiment mon choix? Est-ce de mon père? De ma mère? De ma culture? Tout s’embrouille. Il n’y a plus de distance entre moi et l’autre. Dans ces situations, il devient alors difficile de départager et de s’y retrouver.

Sortir de la confusion est pourtant une force vitale inscrite en chacun de nous. En venant au monde, l’être humain est forcé à sortir de cette confusio en se distinguant de sa mère. Il en va de sa survie et de celle de sa mère. Il n’y a pas une mère qui, arrivée au terme de sa grossesse, voudrait voir cet état perdurer! À demeurer dans la fusion, l’un finirait par étouffer et l’autre par exploser. Et les deux en mourraient.Quand le philosophe Heidegger écrit que l’être humain est un « projet jeté dans le monde », ce n’est donc pas qu’une métaphore : c’est une nécessité! Dès sa naissance, il est appelé à quitter la confusio et se différencier. Toute sa vie il devra y travailler. Il est vital pour l’être humain de se différencier, de ne pas se fondre dans l’autre!

L’exercice de différenciation demande du travail. Pour sortir de la confusion, il est nécessaire de mettre de l’ordre dans sa vie. Il faut structurer, ordonner, séparer les choses pour les distinguer : « Ceci m’appartient, ceci est à mon père, qui lui le tenait de mon grand-père; ceci est à ma mère. » À l’adolescence, je disais toujours à mes enfants : « Lorsque tu te sens perdu, que tu ne sais plus où va ta vie, va faire le ménage de ta chambre. Ça t’aidera à y voir plus clair. » Même si cette recommandation leur semblait davantage un leurre qu’un réel exercice, celle-ci visait réellement ce qu’elle énonçait : ordonner sa vie.

Faire le ménage de sa chambre, c’est mettre de l’ordre dans son intimité. C’est dans ma chambre que se trouvent mes souvenirs les plus précieux. Dans ma chambre, chaque objet parle de moi : mes vêtements, mes livres, ma musique, les couleurs sur les murs, le choix des tissus, tout. Comme adulte, je pourrais parler de ma maison.

En faisant le ménage, en triant ce qui est confus, je prends le temps de classer mes souvenirs, de jeter ce qui n’est plus nécessaire. Je prends le temps de juger si telle ou telle chose me convient encore, de questionner certains choix et d’en envisager de nouveaux. Est-ce que je m’y reconnais encore? Mes goûts ont-ils changé, évolué? De cet exercice, des prises de conscience se font et tout doucement une route différente émerge. C’est le même exercice qui vient saisir le pèlerin sur sa route. Sans qu’il se rende compte, il en vient à questionner le contenu de son sac à dos – de ce qu’il porte sur son dos, la raison de sa présence sur ce chemin, sa dynamique de vie avec les autres pèlerins. À travers ce processus, il renoue lentement avec le mouvement qui l’appelle à la distinction.

Cela peut sembler étrange d’évoquer l’impératif de la différenciation à une époque où tout le monde semble vouloir se distinguer. Pourtant. À force de vouloir tous faire différent, on finit par tous faire la même chose et nous nous laissons entraîner dans la confusion. N’est-ce pas ce qu’on appelle la mode? Ironiquement, alors que le sociologue Raphaël Liogier parle de notre époque comme étant celle de l’individuo-globalisme, notre effort de mondialisation ne serait-il pas en train d’uniformiser le monde?

Mais, se différencier n’est-il pas un travail qui contribue à l’élaboration d’egos arrogants et disproportionnés?

Celui qui travaille à l’élaboration de sa propre gloire est dans la confusion. Celui qui veut avoir raison, rallier les autres sous son unique drapeau; celui-là désir fusionner avec les autres, les avaler. D’ailleurs ne dira-t-il pas à ses adversaires : « Vous serez confondu! », comme pour les fondre en lui-même et les assimiler.

Pourtant, un homme d’une autre époque avait ces paroles étranges et diamétralement opposées à ce comportement fusionnel : « Aimez vos ennemis! », disait-il. Aimez ceux qui s’opposent à vous. Plutôt que de s’entretuer dans un désir fusionnel, apprenons à aimer cette frontière qui s’érige entre nous et l’autre. Cette frontière qui oblige à être soi-même, à préciser ce que je suis et le définir clairement. Apprenons à utiliser cette opposition comme levier à notre différenciation. Pas pour se battre, mais bien pour en reconnaitre toute la richesse.

L’exercice de différenciation vise d’abord à se reconnaitre comme individu distinct des autres et au potentiel unique. Un individu dont la distinction contribue au bien-être de l’ensemble. À l’époque, alors que je travaillais dans des écoles primaires, je disais à mes élèves : trouve ton schtroumpf! Qu’est-ce qui te distingue dans ce grand village de schtroumpfs?

L’opposition, au-delà de la confrontation, est nécessaire pour que naisse l’inattendu. Dans cette opposition il doit y avoir place, non pas pour ma réponse, ni la tienne : mais une troisième. Celle que nous n’avions pas envisagée. Cependant, pour en arriver là, il faudra d’abord apprendre à se reconnaitre. Ensuite, nous serons en mesure de reconnaitre l’autre pour ce qu’il est – un individu à part entière –, sans chercher à l’absorber, le posséder, le contrôler.

En pèlerinage, à Compostelle ou ailleurs, ce qui fait du bien : c’est de trouver cet espace pour soi. Vivre cette joie d’être ensemble, sans se fondre dans le groupe. Partir en pèlerinage extrait de la confusion. Loin de mes repères usuels, qui relèvent souvent d’une puissance d’assimilation, je renoue avec la nécessité et la joie de me différencier : celle de tracer ma propre route à l’intérieur du grand réseau routier. Différents, mais ensemble.

Éric Laliberté