L’angoisse de performer sa vie

2017-03-10 2 Par Éric Laliberté
L’obligation au bonheur est totalitaire, et c’est la tyrannie de l’époque.
Constance Debré
« Qu’est-ce que je vais faire de ma vie? », chantait Fabienne Thibault dans l’opéra rock Starmania. Avoir une vie bien remplie, viser la pleine réalisation de soi, est l’injonction qui plane sur notre monde postmoderne. Il est un devoir que d’exploiter son plein potentiel, que d’aller au bout de ses capacités, de ses rêves, de son bonheur: « Est-ce que je suis à la hauteur? Ai-je réalisé tous mes désirs? Ai-je gravi tous les échelons? Suis-je allé au bout de moi-même? » La performance de soi : quelle angoisse!

Qui exige de qui? La pression semble venir de partout : de notre entourage, du travail, de l’école, de la télé, du cinéma, de nous-mêmes. Dès le plus jeune âge, la question nous est posée : Que feras-tu quand tu seras grand? Nous avons le devoir de faire quelque chose, d’être heureux. Comme si vivre n’était pas suffisant! Dans son livre, En quête de l’orient perdu, Olivier Roy exprime combien cette angoisse lui pesait lourd à une époque: « […] il fallait donner un sens à la vie, « construire » un couple, insuffler un sens à une pratique professionnelle. Ce n’était pas l’angoisse du salut, c’était l’angoisse du sens. Le plaisir n’était pas interdit, loin de là, de la marche à pied à la sexualité, il fallait l’inscrire dans la transcendance du sens, dans un dépassement de soi, dans l’achèvement d’un idéal » (p.298).

L’achèvement d’un idéal! Aujourd’hui, ce devoir d’achèvement est omniprésent et les ordonnances à la performance de soi se déclinent tel un credo : devoir d’être heureux, devoir de se réaliser, devoir de s’accomplir, devoir de mener une vie qui fasse du sens, devoir de se faire plaisir, devoir d’apprendre, devoir d’être en santé, devoir de bien s’alimenter, devoir d’être bio-écolo, devoir de sauver la planète, devoir de développer un réseau social, devoir de briller, devoir de s’afficher. Toutefois, pourquoi? Pourquoi cette pression? Pourquoi cette exigence de performance? Comment en sommes-nous arrivés-là?

La modernité nous a fait entrer dans l’ère industrielle et ses productions massives. Tout était soudainement décuplé avec la production en série. Plus tard, ce sont nos maisons qui se sont vues envahies par ce « toujours plus ». Nous sommes passés d’une télé à cinq par foyer, même chose pour les voitures, de une à trois. Avec le temps gadgets électroniques de toutes sortes se sont ajoutés et sont devenus perfectibles de mois en mois. En entrant dans la postmodernité, nous avons repoussé les limites encore plus loin et il est devenu normal de consommer toujours plus et en plus grande quantité. Il est de mise d’augmenter sa « qualité de vie » en renouvelant tous ses appareils régulièrement ou en revoyant sa décoration tous les cinq ans. L’économie néolibérale, à la tête de ce « toujours plus », voit surgir un individu qui se targue de travailler 70 heures/semaine, d’avoir trois jobs, d’être débordé et de trouver le temps d’aller au gym; mais plus encore il ou elle trouve le temps de suivre des cours de yoga, des ateliers de saine cuisine et de compléter avec un cours de piano ou encore de calligraphie chinoise. Il y a tant à faire pour être heureux, pour s’accomplir! Celui qui en fait moins apparait même comme un tire-au-flanc. Les voyages et les vacances ne sont plus des temps pour recharger ses batteries, mais des temps de perfectionnement : je dois sauver un orphelinat, parfaire mes capacités linguistiques, faire des expériences intenses, profiter d’une session intensive en « accroissement du potentiel personnel ». Les vacances sont faites pour s’améliorer, pour se grandir.

À toutes ces exigences de performer sa vie, le pèlerinage ne fait pas exception. Au contraire! Il parait bien le pèlerinage : « J’ai fait Compostelle vous savez. »

Même le pèlerin se sent la pression de performer son pèlerinage. Si ce n’est pas d’une manière sportive, ce sera dans l’obligation de parvenir à l’illumination, d’avoir trouvé LA réponse! Il y a tant de choses pour nous dire ce que devrait être notre expérience : une façon de marcher, des vêtements appropriés, un devoir de bien s’équiper, des règles à respecter. Il y a même un certain snobisme face à certaines pratiques du chemin…

Mais le chemin est plus retors que le plus convaincu des pèlerins se croyant en contrôle de l’expérience. Il vient à bout des plus récalcitrants (la plupart du temps). Il les entraîne au bout de leurs résistances et brise ce devoir de performance. Au fil des jours, par la durée, l’expérience qui était devenue un fardeau, bascule et, sans savoir pourquoi, les masques tombent… Enfin! Ce matin-là, nous comprenons que le fardeau n’était pas le contenu de notre sac à dos, mais bien le contenu d’une idéologie, d’un devoir de se performer : comme pèlerin, comme individu…

Le temps semble suspendu. Tout le corps relâche. Les paysages se mettent à défiler comme dans un rêve. Les pensées cessent de se bousculer. Le souffle est léger. Nous devenons enfin pèlerin. Avant, nous étions touriste, nous étions randonneur. Nous étions tout sauf pèlerin. Seul le temps peut faire de nous des pèlerins. Sans rien s’arrêter, sans rien changer, il nous a entraînés au-delà des exigences et des performances jusqu’à ce qu’elles tombent d’elles-mêmes. Il ne s’est rien passé de particulier, sinon quelque chose dans le regard qui a changé. Mais c’est justement  pour cela que je deviens pèlerin: parce qu’il n’y a plus rien à prouver, plus de costumes à endosser, ni d’exigences à performer. Le voyage peut se poursuivre, autrement, sans tension, lentement.

Il y a un avant, il y a un après. Comme une rupture dans le temps qui survient soudainement. Le regard transformé, le pèlerin poursuit sa route à la reconquête de son humanité.

Éric Laliberté